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la plage de Robinson - Page 13

  • Voeux 2008

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    Les braises perdaient leur rougeur sous la cendre, tandis que l’aurore naissait, à l’est, au loin. Le vent glacé du Néguev tombait du nord. Je m’étais assoupi, calé contre la pierre séculaire. Le sommeil m’avait absorbé comme une caresse, et je m’étais docilement laissé faire… 

    Lena Socksann était là, inconsistante et têtue, elle revenait aux confins de mes songes :

    « Tes pieds foulent le sable qui a vu naître le monde, tes yeux embrassent les montagnes où la Parole a été donnée, et tes doigts suivent les lettres tracées par le feu divin, cherchant pas à pas à construire ce que tu as été depuis le Début, et ce que tu seras jusqu’à la Fin. Et tu demandes pourquoi tu es là, et seulement maintenant. Tu sais pourtant les signes des hommes, ces signes différents de ceux donnés, ces codes qui éclairent l’érudit sur sa place universelle.

     Je te donne les clés de cette année: le deux te donnera la double vision du temps, celle de ton passé et celle de ton devenir, confondus en une spirale roulée à six rangs de quatre lettres, toutes différentes. Le premier des zéros te donnera l’occasion de renaître à partir de rien, ou de si peu, le sable de Mitzpé Ramon si tu le veux, le sourire d’un enfant peut être, autant dans ton cœur que dans ton corps. L’autre zéro sera le socle poli par le temps sur lequel tu aimeras de nouveau, après avoir pardonné à ceux qui faisaient ta douleur. Le huit te donnera la notion infinie des dimensions du temps, pour aller chercher infiniment ton passé, pour construire infiniment ton futur, pour donner infiniment l’amour que tu as reçu cette nuit, sous la voûte du ciel, sur cette terre bénie depuis l’aube de la création. 

    Au réveil du jour tu marcheras vers l’est, puis vers le nord. Chaque pas que tu feras sera une prière pour ceux que tu aimes, chaque pierre posée ici depuis la nuit des temps te montrera le chemin, et tu iras là où la consistance du temps se confond avec les regards rencontrés, là où tant de femmes et d’hommes ont convergé pour trouver le salut que leur conscience refusait de leur donner.
    Déjà tu sens au frémissement de ce nouveau cycle solaire combien ta mémoire creuse les siècles passés, à rechercher les traces que tes ancêtres ont laissé ici, parmi les pierres et les serpents, et si leur long exil à travers les nations a permis d’affiner la pierre d’amour qui orne ton cœur, à la meule de toutes les souffrances que ce monde a produit. Va donc, sur ce chemin sacré, je serai là encore, je serai là toujours. » 

    Le soleil s’était levé, il avait passé la barrière de la falaise qui bordait cet œil immense de la terre, ouvert sur l’univers. Les mouflons descendaient vers les sources, leur trot faisait rouler les pierres, l’écho m’en apportait les résonances. Alors je me suis levé, j’ai ramassé mon sac, j’ai pris une datte sèche pour la mâcher en route, et je suis parti pour vous rejoindre ….. 

    Mitzpé Ramon, le 31 décembre 2007

    Pablo Robinson

     

    (photo (c) Pablo Robinson - 12/2007 - lever de soleil dans le désert du Néguev ) 

  • La brume d'elle

    c449442970e63fd01f26a366a7b121ae.jpgDe ces liens tissés à coups de sentiments jetés trop loin, à bout de main tendue. De ces baisers donnés les yeux fermés avec ce voeu si fort d'être aveugle longtemps pour que mes lèvres gardent la douceur de sa bouche, le velours de sa joue, le goût de la larme coulée. Je me retourne encore, le masque sur le visage. Le feulement des réacteurs brise le silence que je cherche. Dans ma nuit artificielle, dans cet avion vide, je cherche le point, l'image, le geste d'elle sur lequel je pourrais m'endormir. Mais à chaque souvenir mon rêve s'écroule et une nouvelle nuit retombe.
     
    Je gardais dans mes mains le souvenir des cheveux caressés, la nuque souple et docile à mon épaule un murmure de lèvres mouillées qui disaient des mots incompréhensibles à la peau de mon cou. Trop forts ces mots pour les dire plus fort. Je faisais semblant de ne rien entendre, en serrant mon étreinte d'adieu, en enfonçant mon nez dans les cheveux, avec une envie de disparaître ou de ne rien bouger, pas un doigt, pas un cil, rester ainsi, éternellement.
     
    Et puis voilà, le lien se coupe, un regard encore, un sourire, un pas en reculant, puis deux, et le taxi qui l'avale comme un gobé de crapaud jaune dans la rue américaine. Mais ce n'est pas en Amérique, c'est partout où je l'ai laissée. A chaque fois avec un regret comme une montagne détournée, un impossible retournement vers le perdu du temps, de tout ces gestes donnés et reçus, ces consolations partagées en une offrande mutuelle, grandissante, illuminée, qui nous rassasiait pour quelques temps et nous affamait d'amour à peine consommée.
     
    Il me reste quoi de ces heures d'amour ? des chemins de bois où je me crois errant, cherchant dans le résonné des futaies les murmures de tendresse, cherchant dans les chemins creux les parfums de la brume d'elle ...
     
    (c) Pablo Robinson - 11.2007 

  • De ces mots donnés en pâture à l'ours Bloggo

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     Pour Marie-Hélène. Hier elle se battait contre les oies de guinée. Là , elle se bat contre le croire de la rumeur. Elle se bat avec Bloggo, un ours fait de rien, mais qui enfle la tête des dactylos du net, des Jeannes de blogs qui espèrent que les stats grimpantes vont leur ouvrir le monde enchanté de la littérature sans livre, des gros titres people qui ont enfin déniché la gentille cendrillon dans les combles d'un sixième étage sans ascenseur, dans les fonds de la capitale ...
     
    Bloggo c'est un ours à poil, c'est à dire sans poil, qui se ballade dans la rue en montrant ce qu'il ne voit même pas lui-même. Sauf s'il met un pagne. Sauf s'il se censure. Sauf s'il ne montre pas tout. Et s'il ne montre pas tout, il devient comme tous les autres ours: commun.
     
    D'où l'art de la littérature. l'érotisme des mots qui font croire que le visiteur à qui Bloggo se montre verra des choses que les autres ne voient pas, comprendra à mots couverts des intrigues de palais que les langues n'ont pas déliées. (celle-là je la garde).

    Et comme une femme somptueuse, l'auteur ne dira plus rien que des mots d'amour, égrenés rarement. Comme la princesse aperçue, elle ne se montrera au jardin que lorsque le brouillard jouera avec le soleil. Comme le roi déguisé en mendiant, elle ne consultera les auspices que la veille de la guerre.

    Et comme tu disais en d'autre temps, sans le duende, sans la tripe contenue sous la langue, sans le lâcher de soi, et donc de vérité, point d'art, point de vie.

    N'est pas dangereuse la parole donnée avec amour. Les méchants en feront dérision, les affamés une nourriture, les persécutés une espérance.

    Pablo

  • Le paradoxe de Samarie

    sans moyens en temps ou en finance (ou en d'autres moyens d'ailleurs), la générosité ne peut pas s'exprimer, elle devient une activité sacrificielle (puisqu'elle prend la place d'autres taches plus importantes), et on sait tous les paradoxes qui se cachent derrière le sacrifice.

  • la voix dans le silence


    podcast
    Il avait bercé les réflexions dans le calme du salon, enflammé les émotions musicales, provoqué les tremblements des lèvres, levé les foules en délire. Juste avec sa voix. Juste avec ce qui sortait de lui, par sa bouche, par ses yeux. Des uns ont dit que c'était de la mécanique vocale, d'autres ont dit que c'était un homme dur en caractère, dur en amour, dur en affaires... Mais moi je garde de lui ces deux cassettes que j'ai trimbalé avec mon petit poste dans le désert, que j'ai écouté pendant des mois en regardant le soleil disparaître derrière les dunes, en pensant à l'autre coté de la planète. C'est sa voix qui reste là, et qui me fait frémir encore.

     Il ne tendra plus son mouchoir blanc vers le public, il ne rira plus en chantant. Il me laisse une si forte émotion que j'en reste interdit, silencieux. Quelle chance d'avoir gravé tant d'enregistrements, il laisse ainsi l'illusion de faire croire à sa propre éternité ....

    Adieu, Luciano Pavarotti 

  • Marcello

    cd68cf122d8730a755e1f5c89cc50915.jpgDans les couloirs de la grande université, il se frayait un passage entre les groupes d’étudiants et de chercheurs. Il avançait en regardant loin, au bout du long corridor, la porte à double battants éclairée par le soleil, dont la lumière éclaboussait les murs sur les cotés. Il régnait une atmosphère sourde, avec le bourdonnement des discussions permanentes entre les gens et les ouvertures incessantes de portes donnant sur les laboratoires. Marcello finit par sortir en clignant des yeux, aveuglé par la lumière crue du soleil. Il avait passé toute la matinée dans son bureau pour terminer un rapport important sur les codages informatiques. Il en avait fait une copie imprimée qu’il tenait à la main et qui, pour l’instant, lui servait de visière contre le soleil.

    Il était entré à 18 ans dans cette université, lauréat de sa promotion, après avoir grillé toutes les classes préparatoires comme des jeux d’enfant. Marcello est un garçon précoce, dont l’intelligence perçante avait été découverte sur le tard par son professeur de physique, à l’occasion d’un concours interscolaire. Un rapport circonstancié avait été fait à la direction de son lycée, et, à la suite d’autres tests, Marcello avait été confié à une école spéciale d’informatique, dont les élèves étaient promus aux services de renseignements, ou aux départements tactiques de l’armée. Depuis 2 ans, il travaillait à Uboldo, dans les locaux discrets de l’université de Milan, noyés dans une zone industrielle au sud de la ville, dont la proximité avec la capitale régionale ne faisait qu’enfler sa population. Marcello avait trouvé un logement tant bien que mal au nord du bourg, entre l’autoroute et la voie de chemin de fer, chez un notable cossu qui lui louait un appartement dans sa propriété, pour une poignée d’euros, grâce à la lettre d’introduction de ses employeurs du moment. La villa était vide la plupart du temps, et le propriétaire avait seulement demandé à Marcello de veiller à ses intérêts, ce qui n’était pas pour lui déplaire, car il pouvait ainsi profiter du jardin et de la piscine, chose rare dans la région. Mais Marcello, passionné par son travail, avait peu de loisirs à consacrer au « farniente », et finalement n’était à la villa que pour dormir, et, de temps en temps, les fins de semaine pour y travailler, quand il ne revenait pas à la maison.

    Au loin, les Alpes brillaient au soleil, couronnées du blanc de la neige, au-dessus des masses grises et brumeuses des contreforts des montagnes. Marcello montait dans sa voiture quand le portable se mit à couiner (Marcello avait installé une sonnerie qui imitait le cri du rat, ce qui faisait mourir de rire ses collègues, surtout pendant les conférences et les réunions). Il prit la conversation en attachant sa ceinture de sécurité. C’était sa mère qui lui demandait si Dania l’avait appelé, car elle n’était pas rentrée depuis samedi, et tout le monde était très inquiet. Marcello s’étonna aussi, ce n’était pas du genre de sa sœur. Bien qu’il ne la voyait que de temps en temps depuis qu’elle travaillait et que lui avait commencé ses études, il n’imaginait pas Dania découcher sans prévenir, mais, après tout, elle avait 27 ans maintenant, elle était assez grande pour se gérer toute seule. Enfin, c’est ce qu’il dit à sa mère, en lui promettant de chercher de son coté. On était lundi midi, après tout, et elle n’avait pas de compte à rendre, même si cette absence était anormale. Il ferma le portable et le posa sur le siège du passager, puis sortit de « l’usine » (le site de recherche ressemblait à une usine de production, copie presque conforme aux autres bâtiments de la zone), et partit pour aller déjeuner au Ristorante di Cavalieri, un établissement sans prétention près des carrières de Gorla Minore, où il devait retrouver des amis qui travaillaient dans les environs. Mais l’absence de sa sœur le rendait un peu nerveux. Il était rentré à Guastalla pour le week end, et il avait vu sa sœur samedi avant qu’il ne parte voir ses copains. Ils étaient ensuite partis à Vérone, avaient passé la nuit dans les discothèques de la ville avant de rentrer dimanche midi. Après une sieste, il avait repris le train dimanche soir pour Milan, sans revoir sa sœur. Marcello rappela à la maison dans la soirée. Il tomba sur son père, qui, malgré ses paroles rassurantes, laissait passer dans sa voix un accent angoissé. Au bout de leur entretien, Marcello finit pas admettre que cette absence était pour le moins bizarre, et qu’il rentrerait si la situation n’avait pas évolué d’ici 2 jours. En attendant, il avait demandé à son père de voir si des messages étaient arrivés sur l’ordinateur de Dania. Mais son père n’y connaissant rien en informatique, il lui suggéra de ne rien toucher, et que finalement il rentrerait au plus vite.

    Il se prépara pour une absence de plusieurs jours. Il avertit ses collègues et ses professeurs en donnant comme explication un problème dans sa famille, et, après être passé à la villa prendre ses affaires et son ordinateur portable, il reprit le chemin de Gustalla en prenant l’autoroute de Rome, en espérant qu’il n’allait pas s’endormir au volant. Dès qu’il le put, il prit un auto-stoppeur sur une bretelle d’accès, pas tant par charité chrétienne que parce que son passager le tiendrait éveillé jusqu’à la sortie de Parme. C’était un étudiant en psychologie, qui lui raconta rapidement ses études à Milan et lui exposa son thème de doctorat, orienté dans les capacités de télépathie de certaines personnes. Marcello n’était pas intéressé par le sujet, mais la conversation tint ses promesses, et il arriva à la sortie de Parme dans les temps prévus, et sans incident, malgré la circulation dense des camions qui revenaient d’Europe ou qui allaient livrer dans le sud de l’Italie.

    Marcello arriva chez ses parents au moment où ils se mettaient à table. Sa mère avait fait du rizotto, le plat préféré de Dania, comme si cette attention allait la faire revenir. Marcello posa quelques questions, mangea en vitesse, puis entreprit d’allumer l’ordinateur de sa sœur. Il était sûr que si Dania savait une chose pareille, elle piquerait une colère mémorable, car elle détestait que l’on aille dans son « jardin secret ». Marcello n’eut pas trop de mal à passer la barrière des mots de passe, car ils les connaissait depuis longtemps, et sa sœur ne les avait pas modifié. Il ouvrit le logiciel de courrier. Il n’y avait rien de particulier, des mails de Giono qui n’avaient rien d’intéressant, où il ne parlait que de ses modèles, de ses rendez vous, et de ses maux de tête. En cherchant plus loin, il trouva des mails d’un certain Barri Quinaud. Dania semblait entretenir une correspondance serrée avec cette adresse. Il chercha les propriétés d’origine des appels, et positionna le correspondant dans l’île de Santa Lucia . les échanges étaient placés visiblement sous le signe de l'amitié, et tout semblait se passer avec des questions d’ordre philosophique, spirituelles, ou affectives. Marcello lisait des messages où le Barri en question donnait à Dania des éléments de comportement dans la vie de tous les jours, des informations sur la manière de voir les autres. Il lut ainsi plus d’une dizaines de messages, étalés depuis plusieurs semaines. Il semblait que les premiers échanges dataient d’après les vacances. Marcello savait de Dania était partie avec Giono prendre quelques jours de repos dans le sud de l’Italie, aussi, il imagina que Dania avait pu rencontrer ce type et qu’ils avaient gardé le contact. Il ne trouva rien d’autre dans les messages. Vu la distance entre Guastalla et les Antilles, il n’imaginait pas que Dania soit partie aussi loin. Et de toutes façons, rien dans sa correspondance n’évoquait le moindre rendez-vous, ou le moindre déplacement, à moins que Dania n'ait effacé des messages reçus.

    Marcello regarda encore dans le bureau de sa sœur. C’était bien un bureau de fille : les dossiers rangés n’importe comment, des bouts de papiers griffonnés sans suite, des livres entassés avec des signets en feuilles annotées rapidement, un verre qui avait contenu du café caché sous des dossiers de son travail, des lettres posées sans avoir été ouvertes… et en plus, le bureau de Dania ressemblait trop à un bureau de travail, comme si elle avait déplacé son emploi pour y être encore après les heures passées à l'usine….

    En montant voir dans la chambre de sa sœur, il rencontra son père dans l’escalier. Il lui fit part de ses trouvailles, mais son père était au courant pour les échanges avec Barri. C’était un type charmant. Il lui semblait qu’ils s’étaient rencontrés sur Internet, à la suite d’un congrès professionnel depuis quelques années. il avait téléphoné quelques fois à Dania, et elle l’avait présenté par la caméra d’internet. Ce monsieur échangeait des idées et des solutions de travail avec Dania, sur des problèmes de travail, et de relations. Il semblait être très instruit. Marcello continua ses recherches dans la chambre de sa sœur. Il y retrouva cette odeur de fille qu’il connaissait depuis toujours. Quand il était petit, Dania et lui partageait la même chambre. C’était avant que leurs parents ne refasse la maison, après l’incendie. Dania était plus âgée que lui, de 5 ans, et elle s’était occupée de Marcello comme d’une poupée. Jusqu’à ce qu’il sache un peu se défendre, elle s’organisait pour le garder après l’école, jouait à la maîtresse avec lui, lui donnait son bain quand leur mère l’autorisait, jusqu’au jour où Marcello finit par trouver ses marques et se défendit de se retrouver tout nu devant sa sœur. Mais leur complicité fraternelle était restée intacte. Il chercha derrière le lit et sous le matelas, c’est là que sa sœur cachait ses secrets quand elle était petite. Mais il ne trouva rien. Il regarda la peluche préférée de Dania. C'était autrefois une peluche qui était sensée représenter une souris de dessins animés américain. Elle l'appelait Jerry. Maintenant c'était devenu une vague forme animale. Les yeux avaient disparu, le fil cousu pour représenter la bouche avait été reprisé à plusieurs reprises. Mais Dania n'en démordait pas, c'était son objet fétiche. Il le prit entre ses mains, pour tâter si un objet pouvait être caché à l'intérieur, sans résultat. Il ressortit de la chambre, passa la salle de bain au peigne fin. Rien ne manquait. Dania était partie sans rien emporter. Marcello était de plus en plus inquiet.

    Il redescendit dans le bureau, reprit le fil de la messagerie de sa soeur. Il envoya un message à l'adresse de Barri: "monsieur Barri. Je suis Marcello, le frère de Dania. Elle n'est pas rentrée à la maison depuis samedi soir. Nous sommes très inquiets. Pouvez-vous me joindre s'il vous plait." il envoya le message d'un clic de souris.

  • Malko ouvrit les yeux (3)

    «vous êtes blessé ? Vous avez eu un accident ? Qui c’est ces chauffards ? »  dit-il en montrant la route devant lui. Malko essaya de parler mais il claquait trop des dents et sa réponse ressembla plus à une espèce de longue vibration. «venez avec moi, je vais vous emmener à l’hôpital !» Malko reprit un peu ses esprits et réussit à articuler : «pa pa pa pa  blé blé bléssé ! Aidez aidez moi moi  à à re re prendre mo mo mon vévé lomo lomo teur …. Si s'il vous vous plait ! ». L’homme balaya alentour avec sa lampe, la lumière accrocha l’engin qui était tombé. «je ne voudrais pas le décevoir, mais s'il comptait rentrer chez lui avec ça, neh !» Et il montra à Malko le vélomoteur écrasé : la fourche était tordue, et on voyait bien que la voiture avait roulé sur les roues couchées après l’accident et les avait complètement voilées. L’engin était inutilisable. «je vais le ramener en ville. Il habite loin ? Il veut appeler la police ?» Malko  fit signe que non. Il était tout près de son sauveur maintenant. Il murmura plus facilement :
    «- ces gens-là ont voulu me tuer, mais je ne sais pas qui c’est, celui qui me cherchait ne parlait pas  italien.
    - montez dans ma voiture, je vais vous ramener chez vous, nous parlerons en route.
    - mais je suis trempé et plein de boue ! Je vais salir votre  voiture !
    - on s’en fiche, vous grelottez ! Attendez ! »
    Il ouvrit le coffre, en sortit une couverture, la déplia autour de Malko et l’enroula dedans. La couverture sentait le chien. « C’est la couverture que j’utilise pour  promener mon chien, elle pue, mais elle va vous réchauffer, et elle protégera mon siège, neh ? » Malko reconnu l’accent milanais. il monta  sur le siège du passager, le conducteur ferma la porte sur lui. « Nous reviendrons demain chercher le vélomoteur. Pour l’instant je vous ramène chez vous ! Vous habitez loin ? »  Malko lui répondit qu’il était à Pomponesco, à quelques kilomètres. Le conducteur connaissait le bourg, il travaillait dans la zone industrielle, il était responsable de la sécurité dans la grande usine de fabrication de contreplaqué. Malko se dit qu’il était surtout très bavard. C'était un grand type, avec un tête longue et un menton en galoche. Malko remarqua qu'il était habillé avec un col roulé noir, on aurait dit un curé.
    « Ah ! Je ne me suis pas présenté, n’est-ce pas, neh ?  Mon nom est Petro, Petro Vicenti.   Voilà, nous arrivons ! Je vais le ramener chez lui, neh ? Et nous appellerons la police. Il faut le faire, ce qui lui est arrivé est grave, neh ? Ils ont voulu le tuer, neh ?» Malko ne l’entendait plus, le chauffage de la voiture l’engourdissait, la couverture lui faisait comme une carapace, il avait chaud, il était presque bien. Sauf son slip mouillé qui lui collait aux fesses. Il détestait sentir du linge mouillé contre lui, et pire encore, au niveau de la ceinture et en dessous. Il avait fini par donner l’adresse de la vieille maison, après la place centrale du vieux village, oui, tournez encore à droite, puis à droite, oui. Oui c’est là, à gauche….
    La voiture s’arrêta en face du vieux portail à deux battants qui donnait sur la cour. Malko se disait à chaque fois qu’il passait sous le porche que cette bâtisse avait dû être  l’atelier d’un maréchal ferrant. Il sentait ça dans les murs, mais il n’aurait su dire pourquoi. Petro était descendu de sa voiture. Pendant qu’il faisait le tour pour lui ouvrir la portière, Malko s’était rendu compte que c’était une wolkswaggen  récente, d’un beau bleu marine. Les reflets des éclairages publics orange lui donnaient une allure particulière. Il descendit remercia son sauveteur et l’invita à rentrer à l’intérieur. Petro semblait prendre toutes les initiatives : il ouvrit la porte de la cuisine sans frapper. La gouvernante, en le voyant rentrer avec un fantôme couvert de laine brune  poussa un cri de surprise et lâcha l’assiette qu’elle tenait et qui alla se fracasser sur le carrelage. Petro s’excusa, et, entourant Malko avec ses bras, il défit la couverture. Magda le reconnut et poussa un nouveau cri, et alla s’asseoir sur une chaise. « Vous allez me tuer, monsieur Malko ! que vous est-il arrivé, vous êtes plein de sang ! » Malko la calma, finit de se débarrasser de la couverture, lui demanda de faire chauffer de l’eau, proposa à Petro de prendre un café, le temps qu’il aille se changer. Magda s’empressa de proposer un chaise à son hôte, et commença à s’affairer autour du vieux fourneau. Petro semblait ravi. Il reprit son couplet de présentation avec Magda. Il faisait bon dans la cuisine, ça sentait la soupe, avec des odeurs de poireau, de chou, de céleri. Pendant que Malko s’éclipsait vers la salle de bain, Magda invitait Petro à goûter la soupe en lui demandant de lui raconter tout sur cette épouvantable histoire.

    Malko ferma la salle de bain. Pendant que le robinet remplissait bruyamment d'eau fumante le broc en émail, il se déshabilla. La veste en cuir était tachée de boue et trempée, mais il avait toujours l’écharpe sur lui. Elle avait été protégée par la veste, et, à part les extrémités restées dehors, elle était encore propre. Malko sentit encore le parfum prisonnier de la laine, puis il rangea l’écharpe sur un portemanteau cloué derrière la porte. Une fois nu, il se réchauffa au contact de l’eau chaude, lava les plaies superficielles qu’il avait sur les mains, se sécha vigoureusement, badigeonna les plaies avec un coton teinté de mercurochrome, une bouteille antique qu’il avait repéré en arrivant, puis remit son kimono, et, par-dessus, un peignoir en éponge qui lui tiendrait chaud. Il récupéra les chaussons ancestraux qui étaient posés sous le meuble et sortit.
    De retour dans la cuisine, il remarqua le regard de Petro. Il avait un sourire particulier et fixai Malko comme s’ils se connaissaient depuis cent ans. Non seulement Malko le trouvait bien bavard, mais en plus, il se demandait si cet homme là n’avait pas des tendances un peu homosexuelles. Il décida de s’asseoir à l’opposé de la table de la cuisine. Avec Magda comme gardienne entre Petro et lui.
    « - Alors, vous voulez vraiment que j’appelle la police ? Je n’ai aucun élément, je ne sais même pas ce que c’était comme voiture, je ne suis pas sûr qu’il l’ai fait exprès, même si le comportement de l’homme qui me cherchait me semblait très bizarre. Le seul élément dont je dispose, c’est qu’il ne parlait pas italien. »
    Petro ne se découragea pas : « vous savez, monsieur Malko, oui, madame Magda m’a dit comment vous vous appelez, vous ne pouviez pas me parler tellement vous étiez choqué dans la voiture, oui, monsieur Malko, donc,  si vous, vous n’avez pas d’éléments, vous savez, avec le métier que je fais, j’ai pris l’habitude de réagir très vite en cas d’accident. Vous comprenez, quand vous devez faire un rapport d’enquête à la suite d’un accident dans une usine aussi importante  que la nôtre, vous devez savoir tout enregistrer tout de suite, neh ? Donc ne vous en faites pas pour la voiture, neh, j’ai tout enregistré, vous savez. Cette voiture, c’est une voiture de location, neh, à cause de la marque  et parce que elle vient de Parme, neh ? oui, j’ai réussi à retenir le numéro, donc, neh, il n’a plus à s’inquiéter de la voiture, madame Magda, neh ? et avec le numéro de la voiture, on saura qui était le locataire, neh ? »
    Malko ouvrait la bouche pour se défendre, mais l’autre tenait à continuer.
    « monsieur Malko, vous savez, dans mon usine, il y a beaucoup d’étrangers, neh, et comme ça je suis bien obligé de connaître un peu les langues qu’ils parlent, neh, alors je comprends un peu le Turc, un peu le croate, un peu le serbe. Dites moi, monsieur Malko,  vous vous rappelez un peu des mots qu’il a prononcé, le type qui vous cherchait ? » Malko réfléchit un moment. La vieille Magda les regardait tour à tour, médusée. « je crois qu’il a dit quelque chose comme pichou ou pichcou materina, ou un son comme ça ». Petro rayonnait : « pitchkou materina !  c’est un juron qu’on prononce  surtout dans le  Monténégro. Je ne vais pas vous dire ici la traduction, neh, parce qu’il y a une dame, mais c’est un vrai juron de là-bas ! hé bien, il voit que ça sert les langues étrangères dans la sécurité,neh ? Donc, là, nous avons une voiture de location et un monsieur pas très poli qui vient du Monténégro. Il ne sera pas difficile avec ces éléments de déposer une plainte, neh, et en plus, si ils sont partis comme ça, neh, c’est bien qu’ils avaient quelque chose de pas clair dans la tête, neh ?  tenez, monsieur Malko, vous êtes un garçon sympathique, et madame Magda a fait une soupe merveilleuse, neh, alors je vais l’aider ce jeune homme, neh ? et comme je connais bien des carabiniers de Pomponesco, je vais aller les voir demain, et je ferai les démarches pour lui, et il aura juste à aller signer les papiers, neh ? »

    Malko  regarda la vieille Magda. Elle était aux anges. Il était sûr qu’elle passerait la nuit à écouter un pareil énergumène. Ils mangèrent ensemble la soupe, puis le fromage. Malko prétexta un mal de tête et une douleur à la main pour les laisser, remercia avec un sourire forcé Petro, de son dérangement, promit de passer à la gendarmerie le lendemain, et monta se coucher. La journée avait été rude, les surprises conséquentes, et Malko, roulé en boule dans le lit glacé, se demanda à quoi pouvait bien ressembler cette histoire. Comment l’écharpe de la fille avait-elle pu atterrir sur le parapet du pont ? Pourquoi ces types l’avaient sciemment bousculé dans le fossé et cherché à le trouver ? Et qui était ce Petro qui lui tombait dessus comme par hasard ? et comment se fait-il qu’il ait pu connaître le numéro de voiture de ces types aussi vite, la nuit, en pleine campagne…. Malko s’endormit avec des rêves de grenouilles dans les chaussures.

  • malko ouvrit les yeux (2)

    Il repéra la cafetière que Magda, la vieille gouvernante, avait laissée sur le fourneau d’un autre âge, chaud encore, qui dispersait une odeur acre de charbon consumé. La cuisine était propre, meublée d’étagères avec des rideaux en carreau vichy rouge, d’une commode où étaient rangée la vaisselle, d’un placard en vieux bois clair, enfoncé dans le mur, d’une table à pieds carrés d’allure rectangulaire, avec une éternelle toile cirée sans couleur définie, sur laquelle attendait un bol en porcelaine jaune, une cuillère et un pot de confiture entamé à peine de quelques fraises confites. Et devant, le gros pain coupé en deux, avec le couteau à crans que Malko reconnaissait à la couleur du manche en fausse nacre. C’était celui que sa mère utilisait quand il était petit  pour l’épater en lui coupant de fines tranches de ce pain dense et lourd qu’elle tartinait de compote en semaine et d’un peu de beurre le dimanche.

    Il sourit en prenant le couteau et en se coupant de nouveau une fine tranche de pain. Mais la trame de la mie n’était plus la même, la pâte contenait moins de farine de fève, et la tartine n’était pas aussi jolie que celles de son enfance. Il entreprit d’y coller un peu de confiture, se versa un trait long et noir de café, et déjeuna en silence. Peu à peu, la lumière changea, et de la blancheur blafarde et aveugle, la vitre de l’unique fenêtre de la cuisine  devint plus jaune, plus brillante, et l’ombre d’une branche apparut, avant que finalement, sans doute sur un coup de vent, le brouillard disparut complètement et que l’image du jardin se profilât derrière le rideau. Malko se mit à sourire dans le silence, l’arrivée du soleil le rendait joyeux. Derrière lui, la porte s’ouvrit, et la vieille dame entra, entraînant avec elle l’odeur rance de ses vieux vêtements, le parfum de l’encens rapporté de la messe, et le courant d’air frais de la rue. Ils se saluèrent, s’embrassèrent  du bout des lèvres, du bord de la joue, puis elle rangea sur la paillasse de l’évier les commissions qu’elle rapportait dans un  vieux cabas, tandis que Malko se rasseyait pour finir son café. Il était plus de dix heures, et il ne savait pas ce qu’il allait faire de cette journée dominicale....

    Finalement, après avoir tourné en rond dans la maison et rangé sa chambre, il prit  le vélomoteur que son père avait laissé, et décida d’aller se promener le long du fleuve, en roulant sur les routes de digues. Sa promenade l’emmena vers Guastalla, et il prit la petite route qui menait au bord de l’eau en passant devant le cercle hippique. Le soleil s’était bien levé, et le vent poussait les feuilles mortes en travers de la route. L’air froid faisait pleurer Malko, et ses larmes,  entraînées par la vitesse, glissaient sous le rebord du casque et allaient mouiller ses cheveux. Il s’arrêta au bout de la route, car les crues récentes avaient déposé de la boue, et il ne voulait pas prendre le risque de tomber. Il prit le chemin de halage, en admirant les rayons du soleil se refléter sur les crêtes d’eau, puis en repérant les traces que les animaux avaient laissées dans le limon déposé par le fleuve. Il suivit du regard le passage de hérons qui s’étaient envolés à son approche. Les oiseaux passèrent au-dessus de sa tête, puis firent un virage pour passer sous le grand pont qu’il avait emprunté. Son regard fut attiré par une tache jaune suspendue sous les arcades. Il ne voyait pas bien à cause du soleil, mais il trouva cette tache de couleur incongrue à cet endroit. Il décida de se rapprocher, en suivant le chemin jusque sous l’édifice. Ses chaussures de ville glissaient et il quitta le chemin pour marcher dans les herbes folles du talus de la digue. En s’approchant, il vit que c’était une forme longue, une bande de  tissu ou de papier. Elle était accrochée au bord du parapet et pendait dans le vide, retenue sans doute par un obstacle quelconque. Cette couleur semblait lui rappeler quelque chose, mais il n’arrivait pas à se souvenir. Il n’y avait rien d’autre d’intéressant dans le coin, à part de curieuses cabanes en forme de bateaux, perchées sur la digue et attachées par des câbles rouillés aux peupliers plantés là pour retenir la terre. Malko revint à son vélomoteur. Il était seul, le paysage semblait figé par l’hiver, il n’y avait rien que le ciel, l’eau, la digue. Ce paysage lui rappelait ses lectures d’enfant, à l’école primaire, où il avait appris à lire sur des extraits de Jean-Christophe, le roman de Romain Rolland, lorsque Jean-Christophe racontait ses aventures sur les bords du Rhin, avec les gravures imprimées, qui ressemblaient à ce paysage. Après un dernier regard, il reprit le vélomoteur et se dirigea vers le pont.

    Malko arrêta le moteur là où il pensait avoir vu la tache jaune. Le pont était désert. Une voiture passa en entraînant un courant d’air qui lui coupa le souffle. Il traversa rapidement, passa au-dessus de la balustrade de sécurité, et, en se tenant au garde fou, inspecta le tablier au-dessous de lui. Tout en bas, le torrent grondait avec le bruit amplifié par  l’écho formé par les piles du pont. Il aperçut le tissu. C’était une écharpe jaune. Elle était accrochée par une cornière du garde fou. Il rejoignit l’endroit, se pencha de nouveau, et récupéra l’écharpe. Avant de traverser, il la prit à deux mains, la regarda de nouveau. Il avait vu cette écharpe, sur quelqu’un, c’était sûr. Il décida de la mettre dans sa veste de cuir, puis il rentra à Pomponesco. Le soleil disparaissait déjà derrière les collines, en laissant dans le ciel une longue trace rougeoyante. Il aurait de quoi s’occuper pour la soirée...

     Après avoir récupéré l’écharpe et l’avoir mis autour de son cou, il s’était apprêté à repartir sur le vélomoteur, mais, au moment où il remontait le col de la vieille veste de cuir, il sentit le parfum qui était resté incrusté dans la laine de l’écharpe. Un parfum d’agrume et d’anis, dont le souvenir lui était revenu immédiatement. Cette écharpe était celle de la fille avec laquelle il avait dansé hier soir, samedi ! il avait fait le rapport entre la couleur jaune et le parfum, et le souvenir de la soirée avait réapparu dans sa mémoire presque immédiatement. Les danses, les mots un peu bizarres qu’elle avait prononcés avant qu’ils se quittent…

      Il avait serré encore plus l’écharpe contre son cou et était partit en pédalant pour faire démarrer le vélomoteur. Il trouvait très bizarre que cette écharpe se soit trouvée à cet endroit, et pendant tout le trajet, il n’avait cessé de chercher dans sa mémoire si la fille lui avait donné son nom. L’écharpe était roulée autour de son cou, elle lui protégeait le bas du visage, les deux extrémités pendaient derrière lui et s’envolaient avec la vitesse. Bien qu’il n’ait pas de rétroviseur, Malko avait senti qu’une voiture le suivait. Il voyait les phares qui éclairaient devant lui. Malgré le froid qui était retombé avec la nuit, il avait à plusieurs reprises fait des signes pour que la voiture le double. La route était déserte, dégagée, bordée par les champs de la plaine,  la voiture avait largement la place de passer, et la vitesse trop lente du vélomoteur ne justifiait pas, selon la réflexion que s’était fait Malko, qu’elle reste derrière lui. Il se demandait si ce n’était pas encore un vieux pépé qui rentrait de sa promenade du dimanche. D’un coup, il entendit le véhicule lancer le moteur, et commencer à le doubler. Il n’eut pas le temps de comprendre ce qui arrivait. Le véhicule vint à sa hauteur, il vit nettement le passager le regarder attentivement, puis la voiture fit une embardée vers la droite, frappant le guidon du vieux vélomoteur. Déséquilibré, Malko ne put rien faire d’autre que lâcher le guidon et se laisser tomber sur le coté de la route, en essayant de se protéger le visage. Il tomba en roulant dans l’herbe du bas coté, et termina sa course en glissant dans le fossé de bordure. L’eau du fossé était glacée et elle envahit tout de suite ses chaussures et son pantalon, provoquant une série de frissons qui tétanisèrent Malko. Il essaya de reprendre ses esprits, sentant qu’il ne souffrait que des écorchures qui lui piquaient les mains. Il rampait pour sortir complètement de l’eau lorsqu’il vit la silhouette d’un homme courir vers lui dans la pénombre de la nuit naissante, avec un peu plus loin, les feux rouges des freins de la voiture. Malko sentit que cet instant devenait très dangereux. L’ombre se rapprochait en marchant doucement, sans se précipiter comme quelqu’un qui vient porter secours. Il était encore à quelques mètres. Malko rampa en arrière, en essayant de se cacher dans les herbes qui bordaient le fossé. L’eau glaciale revint dans ses chaussures, remonta  le long de ses jambes au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans le fossé. Il retint un cri quand elle atteint son slip et mouilla son ventre. L’homme s’était encore approché. Malko distingua quelque chose dans sa main, une forme longue et noire. Il se fit encore plus petit dans les herbes. Une voiture passa, aveuglant alors celui qui semblait le chercher, puis il entendit le coup de freins brusque, un bruit de dérapage, et plus loin une porte qui claquait et un cri de colère. L’homme se retourna, jura dans une langue que Malko ne connaissait pas, puis il courut à la voiture qui semblait l’attendre. Elle partit en faisant patiner les roues sur l’herbe du bas coté pour éviter l’autre voiture qui avait fini sa course au milieu de la route. Malko se releva lentement. Il ne voyait rien d’autre que les feux rouges de la voiture arrêtée et ceux de ses agresseurs qui disparaissait au loin. Il commençait à claquer des dents, tant par le froid qui lui gelait le ventre et les fesses que par réaction à ce qu’il venait de vivre. L’homme qui avait crié appela de son coté. Malko lui répondit. Il vit le faisceau d’une lampe de poche balayer l’air de son coté, puis l’aveugler. Il se protégea avec sa main ensanglantée, en demandant à l’autre de baisser sa lampe. Il marchait à petit pas. Ses chaussures pleines d’eau faisaient des gargouillis à chaque pas. L’homme à la lampe le rejoignit.

  • Malko ouvrit les yeux -1-

    Malko ouvrit les yeux et regarda la fenêtre, et, au-delà, la trace de lumière laiteuse qui diffusait par les rideaux, encore pâle du jour naissant. Il sentait la fraîcheur de la chambre mal chauffée, et la douceur tiède des draps, de son oreiller. Il referma les yeux avec une jouissance contenue de se pelotonner encore dans son lit. La chambre était vieillotte,  les murs étaient couverts d’un papier blanc qui avait été passé à la peinture à l’eau avec un balai, semble-t-il, et cela donnait une fausse allure pastel. La fenêtre fermait mal, il sentait un courant d’air traverser la pièce au-dessus de son visage, et cette sensation lui donnait encore plus de plaisir à s’étaler dans le tiède du lit. La lumière du jour ne changeait pas, et cela l’inquiéta. Il aimait que le soleil finisse par se montrer et trace un rai de lumière franche sur le mur d’en face. C’était alors pour lui le signe du réveil. Mais aujourd’hui, le soleil n’arrivait pas. Il se leva, en posant avec prudence les pieds sur le carrelage froid de la chambre, en remontant le caleçon noir de son kimono. Il avait beau scruter, écarter les rideaux, il ne voyait ni la rue ni la place. Le brouillard avait envahi le village, et il ne distinguait rien.
    Il s’était installé dans la vieille maison de son père, en utilisant une des chambres abandonnées depuis plus de vingt ans. Un méchant interrupteur en porcelaine lui donnait la lumière électrique depuis un abat jour couvert de papier taché de chiures de mouches, et l’ampoule transparente laissait voir le filament incandescent. Cela lui rappelait son enfance, lorsqu’il était tout petit et qu’il regardait une ampoule analogue à celle là, hypnotisé par la lumière au fond de son petit lit à barreaux. Il se souvenait très précisément de cette image, et cela le bouleversait. Il se retourna pour mieux voir ce qui faisait son environnement : le lit fait d’un sommier de planches jaunes et mal dégrossies et d’un matelas ancestral, fait sans doute d’un mélange de crin de cheval et de laine, comme on les faisait au début du vingtième siècle, un lit au fond dur, mais bienfaisant par la chaleur rendue. Les draps étaient encore ceux de l’ancien temps, tissés à la main, lourds et souples, et la couverture avait dû être récupérée à la fin de la guerre, car on pouvait encore lire l’inscription « US RED CROSS » en travers de la trame de laine brune. Près du lit, une table de toilette avec sa vasque en terre émaillée enjolivée de fleurs bleues, et le broc à eau posé à coté. Malko trouvait un certain charme à se débarbouiller là en sortant de son lit, même s’il affectionnait de se doucher en se levant. Mais là, la salle de bain était en bas, et le silence de la maison ne lui donnait pas envie de descendre tout de suite. Il écouta les bruits assourdis par le brouillard. De temps en temps, une voiture passait, en laissant autour d’elle le seul bruit des pneumatiques sur les pavés de la rue, vite avalé par  la cécité laiteuse. Au loin, des sonneries de cloches marquaient au feutré du silence que les églises annonçaient les messes. La gouvernante qui habitait en bas avait déjà dû partir.

    Il finit par se lever avec un soupir, mit la veste du kimono qui lui servait de pyjama, prit ses affaires et sortit pour descendre vers la salle de bains. L’escalier en pierre était gelé, et il descendit sur la pointe des pieds. Une odeur de café froid et de cendres montait par le couloir, en bas. Il ouvrit la porte de la salle d’eau, la referma en bloquant la serrure avec une chaise. Avant de se déshabiller, il fit couler l’eau chaude, qui ne tarda pas à venir, et il commença à remplir le vieux tub en tôle avec un broc en émail jaune. La pièce se remplit rapidement de vapeur, et la température monta assez pour qu’il se sente bien. La fenêtre qui donnait sur la cour avait des rideaux qui avaient dû être blanc un jour, des dentelles de coton à petits points, qui laissaient passer la lueur que le brouillard du dehors voulait bien abandonner à sa vue. Malko  se déshabilla, posa un pied dans l’eau chaude, puis un autre, et commença à s’arroser en prenant la coupole en cuivre qu’il remplissait d’eau et faisait couler sur son visage, puis dans son dos, puis sur ses bras, son corps. Il y avait sur une étagère une savonnette neuve, encore emballée dans du papier soufré. Il tendit le bras, en ouvrit l’emballage et la sentit longuement. Elle avait un parfum où se mêlaient la lavande et l’amande. Il frotta la savonnette sur l’éponge naturelle qu’il avait trouvé en arrivant, et se lava, attentif à regarder le blanc aveugle de la fenêtre, de peur d’être surpris  par un regard de fantôme qui apparaîtrait d’un  coup derrière le carreau. Après s’être frotté et lavé, il refit couler l’eau sur son corps aussi longtemps qu’elle était encore tiède. La chaleur de son corps provoquait des volutes de vapeur par-dessus la chair de poule que provoquait le froid de la pièce. Il sortit du tub, jeta la grande serviette au sol sous la glace, et entreprit de se regarder du haut en bas. Toujours nu, il se brossa les dents en continuant à se regarder, indifférent maintenant à l’air glacé de la salle d’eau, au mouvement de son corps qui accompagnait le mouvement de son bras et de la brosse à dent. Il avait vu dans un film américain, « Platoon », croyait-il se souvenir, qu’il fallait brosser ses dents pendant au moins trois minutes pour que le fluor puisse pénétrer dans l’émail et durcir les dents. Alors Malko se lavait les dents en lorgnant de temps en temps sur la montre qu’il avait posé sur la tablette en marbre de la salle de bains. Lorsqu’il eut fini son manège, il se coiffa, en prenant soin de rabattre ses cheveux en arrière, puis il s’habilla sans hâte, se chaussa en forçant dans ses chaussures, qu’il détestait délacer. La pièce sentait maintenant la lavande, les murs et les vitres ruisselaient de vapeur condensée. Il ouvrit la porte et monta avec son kimono plié sous le bras, fit son lit et redescendit pour déjeuner.

  • Giono

    L'automobile laissait échapper dans l’habitacle son odeur de voiture neuve. Giono s’était levé tôt, il devait travailler encore aujourd’hui pour finaliser un dossier malgré la migraine qui lui tenaillait encore  le crâne  depuis hier. Il n’en finissait pas de réfléchir à tous ces dossiers à préparer. Cela faisait plusieurs semaines qu’il était constamment occupé par la refonte de l'entreprise. Il avait fallu revoir de fond en comble l’organisation de la fabrication des machines, remettre en cause avec les employés de la petite usine les  habitudes gardées depuis des années. Giono s’en voulait d’être malade. Il voulait à tout prix démontrer à son père que c’est lui qui avait raison, et que la réorganisation de l’usine devait passer par des changements profonds, et que la concurrence ne leur ferait pas de cadeaux. Giono avait fait des études de planification industrielle pour reprendre quand le moment viendrait la petite usine que son père avait développée. Il fabriquait  des machines pour les charcuteries et les boucheries, des appareils à couper, trancher, cuire et dresser les viandes. Son père avait commencé en fabricant des appareils à couper le jambon en fines tranches, avec l’idée de développer son invention pour les producteurs de jambon de Parme. Ce qui n’avait pas tardé à se faire. Depuis, il avait développé de nouvelles machines, dans la grande tradition de la région industrielle. Beaucoup de bricoleurs des années d’après guerre avaient profité des accords avec les américains pour développer des petites industries qui fabriquaient des machines spécialisées pour envoyer au Etats-Unis. Des fours à pizzas, des meubles frigorifiques, des articles de cuisine et de conditionnement pour les applications alimentaires. Mais la récente ouverture des marchés asiatiques, la folle course aux prix, et par voie de conséquence l’abaissement de la qualité des produits fabriqués sous le sceau de la mondialisation avaient failli faire disparaître toutes ces petites usines de la région.

    Ce qui sauvait les petits fabricants comme le père de Giono, c’était finalement de pouvoir faire des produits de haute qualité pour des clients moins regardants sur le prix que sur la durabilité des machines qu’ils achetaient. C’est là que Giono voulait changer les choses. Faire des équipements haut de gamme, avec une qualité irréprochable et un service commercial digne des grandes marques. Il travaillait donc depuis des mois sur le nouveau catalogue, discutait des heures avec l’agence de communication qu’il avait engagé, et finalement avec aussi son père et l’équipe existante, peu encline à de tels changements, et inaccessibles aux risques que l’époque faisait peser sur leur avenir.

    Dania avait compris depuis plusieurs mois que le projet de Giono lui prendrait encore des semaines et des mois de travail, et qu’il ne serait pas aussi disponible qu’elle le souhaitait, comme le souhaiterait d’ailleurs n’importe quelle femme. Giono était bien conscient de cette difficulté, mais il ne sentait pas que cela remettrait en cause l’amour qu’il avait pour Dania, ni la fidélité qu’il lui sacrifiait, même si cette vertu est rarement exprimée chez un homme. Il pensait à ce mot sacrifice, car les tentations pouvaient être nombreuses. Les filles étaient belles dans le monde dans lequel il évoluait, il était beau garçon, avait une situation enviable, même si elle n’était pas encore assise et définitive. Mais Dania n’était pas pour lui une obsession, ni  une idée fixe. Ils se voyaient depuis 5 ans, ils avaient fidélisé leur amour avec le ciment de la régularité de leur rapports, même s’ils n’habitaient pas ensemble, même s’ils ne rentraient pas chaque soir dans la même maison, même s’ils ne dormaient pas dans le même lit. Giono sans tout à fait le dire avait placé sa carrière avant la création de son foyer, et chacun faisait semblant de croire que tout irait bien comme cela. Giono vivait comme tous les célibataires, en utilisant  les besoins de la vie comme des moyens de fusion, en croyant que cet échange artificiel de relations affectives et sexuelles pouvaient suffire à créer des liens durables. Giono ne pensait même pas qu’il puisse être père et mari. Son obsession du moment était son entreprise, il pouvait à la rigueur imaginer que son enfant était stigmatisé par cette chose  incorporelle que peut être la vision d’une entreprise, et la place de l’amour était inexistante dans un tel chantier de construction. Giono disait qu’il aimait Dania, mais la définition qu’il donnait à l’amour avait une allure trop matérielle et physique pour que Dania y prête l’attention que leur relation devait mériter. D’ailleurs, Giono n’aurait pas parié pour comptabiliser le temps qu’il consacrait en pensée à Dania, même si, lorsqu’ils étaient ensemble, il donnait l’impression de n’être là que pour elle. En fait, même quand ils étaient ensemble, lui, il était toujours dans son rêve de réussite sociale.

    Giono roulait vite, comme à son habitude. Il venait d’acheter une grosse Berline de marque italienne, avec des sièges en cuir beige, un moteur puissant et un habitacle silencieux. Il entendait à peine les bruits de l’extérieur. Perdu dans ses pensées et harcelé par son mal de tête, il ne fit pas attention au vélo qui arrivait, et il donna un coup de volant pour l’éviter au dernier moment. La voiture dérapa sur le bitume mouillé et finit par glisser sur le bas coté, sans dommages. Le type sur le vélo alla s’affaler dans le champ à coté, se releva avec un juron, et, après avoir redressé le guidon, reprit son chemin comme si de rien n’était. Giono posa ses mains sur le volant, ferma les yeux pour se calmer, puis sortit de la voiture pour inspecter les dégâts. La voiture n’avait rien, elle avait juste glissé sur l’argile du bord de la route, et elle était enfoncée dans la terre du champ. Giono prenait son téléphone pour appeler son père quand une voiture de police passa et s’arrêta un peu plus loin. Un jeune policier sorti et vint lui demander ce qui se passait. Giono expliqua la situation, montra ses papiers. Le collègue du policier arriva à son tour, plus suspicieux. Il fit souffler Giono dans un sachet en plastique, puis contrôla le taux d’alcool, qui s’avéra négatif. Les policiers appelèrent une dépanneuse du village d’à coté, mais Giono dût attendre encore près d’une heure avant que sa voiture soit sortie du champ et qu’il puisse repartir. Pendant ce temps là il essaya d’appeler Dania sur son portable, qui restait muet. Giono ne s’en inquiétait pas plus que cela, il était plus de 10 heures, et le dimanche, Dania allait à la messe de son village avec ses parents.  Sur les coups de 11 heures, il put enfin reprendre sa voiture, après avoir versé un solide pourboire au chauffeur et remercié les policiers. Il arriva au siège de la nouvelle usine, ouvrit la porte, et s’enferma dans son bureau, tout au fond, là où il y avait un peu de chauffage électrique, un ordinateur et des moyens de calcul. Il commanda une pizza au restaurant de Gonzaga, puis il se mit au travail.

    Dans l’après midi, il reçu un appel sur son portable, venant de Marcello, qui lui demandait si Dania était avec lui. Il sentit de l’inquiétude dans la voix du frère de Dania. Il répondit qu’il était seul, et qu’il ne l’avait pas vu depuis 2 jours mais qu’ils s’étaient parlés hier soir. Giono avait de plus en plus mal à la tête. Il avait pris des comprimés de paracétamol, sans succès, sinon de lui avoir provoqué une suée qui avait trempé le maillot qu’il mettait sous sa chemise. Il avait eu l’impression de baigner dans son jus. Cela lui rappela d’une manière très fugace un souvenir très ancien où il avait mouillé sa culotte à l’école maternelle, sans le dire à personne, et qu’il était rentré à la maison en sentant son urine le brûler entre les jambes au contact du slip avec sa peau. Ce jour là, il sentait la même brûlure au niveau de sa ceinture. Le maillot devait être assez trempé pour l’irriter à cet endroit, pensa-t-il. Un peu plus tard, il fut pris de tremblements de froid. Il regarda le thermomètre posé sur son bureau. Il indiquait 23°, et Giono avait maillot (mouillé), chemise en laine, pull et écharpe autour du cou, et il avait froid. Il en conclut qu’il devait avoir de la fièvre, et il alla dans l’atelier, mit un jeton dans l’appareil de boissons destiné au personnel, et revint dans le bureau avec un thé fumant. Il devait absolument finir les textes sur les nouveaux catalogues, ajuster les dessins, vérifier les photos, pour que tout soit prêt pour lundi matin, de manière à ce qu’il aille directement à Parme voir l’agence de pub et traiter les commandes avant la fin de la journée. Le nouveau catalogue devait être fini avant la foire alimentaire de Parme, qui lui assurait les commandes pour presque le reste de l’année. L’après midi passa ainsi dans le silence. Giono aimait travailler comme ça, sans être dérangé par le téléphone ou par quelqu’un de la production. Il était têtu et ne décrocherait pas de son travail tant qu’il ne serait pas terminé. Mais le thé et les comprimés ne faisaient rien de bon. Vers cinq heures, il se senti mal, faillit tomber en se levant de son fauteuil, et se tint aux murs pour atteindre la porte. Il attendit un peu, retrouva un peu ses esprits, et tenta une nouvelle fois d’appeler Dania, sans succès. Il appela alors son père, chose qu’il détestait faire, pour l’informer qu’il n’allait vraiment pas bien. Son père, avec sa voix rocailleuse et basse lui proposa de venir le chercher, mais Giono refusa. Il promit  de reprendre un peu de force, de boire un autre thé, puis de rentrer.

    Une heure après, on vit la porte de la nouvelle usine s’ouvrir. Giono en sortit avec son cartable, pâle comme les pierres de la décoration. Il monta dans sa voiture et partit à petite vitesse.

    Giono conduisait de plus en plus lentement. Il entra en ville, suivit l’itinéraire pour aller chez lui comme un robot, appuya sur le bouton de la télécommande du portail, entra la voiture. Il habitait seul dans une petite villa bâtie au milieu d’un jardin d’ornement. Dania n’avait pas voulu qu’il arrache les arbres fruitiers qui étaient là lorsqu’il avait acheté ce terrain, mais personne n’avait ramassé les fruits et  le parfum des pommes tombées donnait un goût acidulé à l’air. Il entra, posa le cartable et s’affala dans le canapé. Le jour était tombé, il faisait sombre dans la pièce. Giono s’endormit presque tout de suite.