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iles et tropiques

  • La lettre à Lucia

    Chère Lucia

     Ta lettre est sur mon bureau depuis ….. et elle me nargue. Oui, j’ai été surpris de ta décision. Oui, tu imagines que j’avale pas ça comme ça. Moi aussi, j’ai « bourlingué » dans des communautés religieuses et des monastères, en croyant que j’avais « trouvé » …. Mais il fallait à un moment que j’arrête de me mentir et de jouer un rôle, de me croire imprégné de …. Mais de quoi au fond ?  Dieu , c’est si facile à dire qu’on l’a trouvé dans le dénuement, dans « les autres », les choses faciles du rapport des hommes et des femmes. Vivre aussi dans cet « écart » de la vie : vie monastique, vie d’ascèse, loin du frottement des autres vies, loin des réalités de la haine, du rejet, de la concurrence, de l’orgueil, de l’amour de soi devant l’amour des autres. Ma confession va te surprendre sans doute, mais elle est le fruit d’une (très) longue méditation, qui m’a fait faire presque le tour du monde, et presque le tour de la vie. Te dire que je l’ai cherché partout, ce Dieu là … oui. Dans les yeux de tous, les grands, les petits, dans tes regards et ton sourire, dans les bras qui s’ouvrent, dans la vie qui grouille aussi bien ici qu'ailleurs . Je l’ai cherché dans le silence du désert, dans la pénombre des forêts vierges des tropiques, au clair de lune au milieu de la mer, sous la pluie battante des automnes de la Brie, dans les bousculades des gares et les attentes d’aéroports. Je l’ai cherché dans les cris de mes enfants au sortir du ventre de leur mère, dans l’amour donné et cherché partout où je le peux, dans la compassion muette ou douloureuse, dans la tendresse donnée et reçue….

     

     Mais je me sens toujours orphelin de ce Dieu là. Je mentirais en disant qu’il m’a parlé un jour, ou que j’ai « senti » sa présence. Ma foi est pauvre, indigeste, elle me rend  triste de ce mensonge auquel j’ai cru, auquel j’ai tant donné, sans rien recevoir, pas même le frémissement de quelque chose. Oui, j’ai cherché aussi dans les textes, dans les livres, ceux qui m’ont été enseignés chez moi, et ceux que les autres lisent. J’ai essayé les prières orientales, les traditions du Sud. J’ai cherché dans la physique, les mathématiques, la thermodynamique, la littérature, mais rien n’y fait… pas un bout de témoignage  que l’obéissance à l’Eglise porterait comme un baume dans mon âme.  Voilà comment j’écris aujourd’hui que « l’homme a inventé l’éternité parce que son intelligence refuse de disparaître », voilà les mots que je prête à Lena Socksann pour dire mes vœux. Lucia, nos sens et notre conscience dirigent plus nos pas qu’une hypothétique présence divine qui ne se manifeste pas vraiment, qui ne dit son nom (hyaveh – je suis) qu’à travers l’unique emprise de sa réalité par le seul imaginaire humain, qui fait graver sa réalité dans la légende orale, elle-même sujette à la littérature « magique », à l’imaginaire merveilleux, au « dessin animé du pseudo divin ». Toute la tendresse et la consolation que tu reçois, ce sont tes sens et aussi ton imaginaire qui donnent à ton cerveau les moyens de les ressentir, comme le bonheur de croire que la vie se « simplifie » dans une communauté où tout le monde s’efforce de croire la même chose…. Il viendra même un moment où tu imagineras que le frottement de ton apprentissage avec la réalité « des autres » sera  une « épreuve » , alors que ces « autres » ne sont que le reflet de la réalité humaine. Et Jésus ? son histoire n’est elle pas, à travers la sensibilité de saint Jean, l’expression de ce frottement entre la réalité de notre humanité et notre « espérance » permanente , qui finit par nous tuer, qui finit par manger toute cette attente, jusqu’à douter de la plus forte des convictions, celle du « père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Je n’ai pas plus ou moins de conviction. Je navigue dans mon doute, en cherchant auprès de tous la consolation que je n’aurais pas à chercher si ce Dieu-là était vraiment là, près de moi, s’il me faisait comprendre une fois pour toute sa réalité. Mais ….

     

     Alors je fais comme je peux pour croire à la réalité de cet Amour, dans les faits, chaque jour, avec des gestes refaits par tant d’hommes et de femmes depuis l’aube de notre monde humain : donner avec mes sens, mon intelligence et mon corps à mon âme ce que mon âme attend, et jouir quelquefois de ce qu’un miroir me renvoie un éclat de cet amour qui me brûle parfois, un sourire d’enfant, un geste, un regard, une complicité, un instant qui me fait fermer les yeux en voulant très fort qu’il ne s’arrête jamais, ce moment-là . Mais mon cheminement est sans doute sombre, mes songes me font marcher avec difficulté sur un chemin poussiéreux, et des fois je tends mes mains dans la nuit tropicale, en cherchant comme un aveugle cette réponse qui n’est pas venue, pas encore …

    Debout, mais aveugle, et je crie, et des échos de ma voix me reviennent, qui ne portent pas autre chose que ma voix, étouffée et lointaine, alors que le reste de la création vaque à sa destinée, roche contre roche, atomes divaguant au gré des aléas thermiques, feuille poussant  après feuille, cellule après cellule, tant que…  

     

    Faudrait que je vienne faire un tour, comme tu dis. Tu dois être heureuse comme tes mots le disent. Ça te va bien ce bonheur-là. Et s’il ne dure pas, je ne serai pas loin, tu le sais. Et puisque tu t’y consacres, je sais que tu penseras à mes mots, et ta prière me fera comme un baume, et moi je saurai ton espérance…

     

    Robinson

    24.01.2002

  • La poule de Robinson

    vous n'êtes évidemment pas des naufragés.

    moi, si.

    A ce titre, j'ai quelques théories d'avance sur le commun des mortels, et en particulier sur l'art de philosopher sur l'oeuf et la poule, et de savoir si définitivement l'un serait arrivé avant l'autre. Car sur mon île déserte (enfin plus maintenant n'est-ce pas ? ) il se passe des choses bizarres.

    un matin, lors de mon jogging habituel sur la plage, je suis tombé pile sur un oeuf. Ceci amène la première affirmation devant témoin. l'oeuf est apparu en premier. Remarquez, j'imagine mal une poule débarquer sur mon île avec un oeuf sous le bras, juste pour me contrarier...    quoique ...

    Bref, comme un père attaché aux intérêts de ses enfants, je pris l'oeuf et le rapportai à mon carbet, afin d'y trouver un havre de couvaison qui satisfasse la gent ailée qui devait s'y loger. j'installai la trouvaille dans un nid de brindilles et de kapok, et laissai à Jupiter, ou à quelque autre dieu solaire, le soin de pourvoir à ses besoins en calories.

    Après quelques semaines, revenant de mon jogging matinal sur la plage je vis au loin dans la direction de ma maison un nuage de fumée s'élever au firmament. Etonné par tant de cuisine, je me rendis sur place et découvris mon carbet en ruines fumantes, et près du désastre, une poule sans plumes, sans bec, mais pourvue d'une queue fourchue et d'ailes de chauve souris, qui crachait du feu comme un âne qui pète.

    Point n'était possible, sur une île pareille, de douter un instant que l'oeuf eût changé de nature entre le moment de sa trouvaille et les premiers craquement de sa coquille, laquelle semblait en tous points conforme à la norme ITX 286
    695, qui calibre et filtre tous les oeufs que notre bêtise humaine voit passer sous ses yeux...à savoir, conforme en tous points à la matrice anale d'une poule commune de poulailler.

    J'en tirai la conséquence que si les oeufs donnent des poules qui ont des dents, crachent du feu, dont  un exemplaire de la bestiole que j'ai sous les yeux, alors les hommes savants sont vraiment idiots de croire que ces oeufs sont susceptibles d'avoir une poule comme mère, et de croire que les animaux nés de tels oeufs peuvent avoir de pareilles poules comme descendants...

    Amen
    Rob  (c) 02/2006 -

  • Voeux 2006: Trace les chemins

    C'était un petit matin de Bretagne. Je marchais dans les pâtures gelées, laissant sous mes pas une trace verte, à la recherche de rien, sorti juste au soleil levé pour une admiration de l'azur naissant, un goûter d'air de lever du jour, avec le piquant du gel dans le nez, et les frissons de pas glacés dans les jambes. Lena Socksann (*) me disait en marchant:

    "- tu vois Robinson, les pas que tu fais ont mis une trace qui n'était pas là avant. Et tu marches encore sur des traces à venir. Tu ne connais pas là où ton pied se pose."

    Des fois, Lena, je la trouve d'un banal, mais là, c'était pire que tout.

    "- ne médis pas de moi, Robinson. Tu es le seul à qui je parle, c'est un privilège que je te donne, alors sois attentif !"

    Dans ces cas-là, vaut mieux me taire, donc....

    "- Vous autres humains, vous considérez vos pas comme des continuités naturelles. Elles ne le sont pas. Déplacer vos corps procède d'une gestion du déséquilibre, et vous n'en n'êtes même pas conscients. Pourtant, chaque pas que vous faites vous déplace dans l'espace et le temps, et trace des futurs dont vous n'avez pas la mesure. Vous pourriez pour chaque pas que vous faites tracer des chemins nouveaux, établir des ponts et de point en point aller ainsi vers un futur plus cohérent avec vos rêves..."

    Bon, et après, Lena ? on est 6 milliards à marcher tous les jours, 6 milliards à avoir des rêves et à croire qu'avec nos pas, ils vont se réaliser. Même nos gestes les plus infimes participent à cet espérance. Qu'est ce qui est nouveau dans le songe d'aujourd'hui ?

    "- Rien de plus, sinon que si toi tu en prends conscience, d'autres ne le font pas et ne remplissent pas leur vie de cette force là. Il te faut leur dire, les éveiller à la réalité des gestes de chaque jour, qu'ils sachent que rien ne vient du linéaire, mais que tout se fait dans le désordre des pas nés de déséquilibres, de chutes, et d'abandons de situations que l'on peut avoir aimées. Tes nouveaux pas de cette année seront des pas comptés à la mesure de ce que tu aimes, des pas lancés vers ceux qui marchent vers toi, des pas de rencontres. Et de tes pas viendront des traces que d'autres suivront, en sorte que tes pas seront demain des pistes connues. Et si la piste est faite avec des pas lourds, car lourds ont été les déséquilibres qui en ont été matrices, alors les pistes seront profondes. Elles deviendront des chemins. Et si les poids qui ont creusé tes pas sont pétris de la pâte de l'Amour, avec des accents de respect et de Foi, alors tes chemins seront empruntés pour aller vers le bonheur, et toi tu seras heureux de les avoir tracés."

    Léna, tu es gentille. Mais moi je ne suis rien, à peine une trace, tu le sais bien !

    "- oui, sans doute tu n'es rien. Mais les traces que tu laisses peuvent être infinies et reconnues. Et tu leur diras comme un conte, une forme de voeux, afin que eux aussi sachent que leurs traces deviennent aussi des chemins d'amour, des formes de construction d'énergie dans le Grand Rien, et sur ces chemins ils construiront un monde de justesse et de justice, de sagesse et de sérénité..."

     

    (*) Retrouvez Lena Socksann dans les Voeux (www.robinsondesiles.com )

    (c) Pablo Robinson-01/2006- Voeux pour un Amour

  • La mort de mon ennemi

    Voilà comment mon ami d'il y a longtemps était devenu mon ennemi. Il avait trahi ma confiance, et avait abusé de ceux que j'aime. Je ne m'étendrai pas sur ce sujet, mais l'envie de meurtre n'était pas loin. Et avec le temps, ma haine s'était encroûtée de pitié, et de loin en loin, mon acharnement à le poursuivre pour que la Justice fasse entre nous un partage équitable, l'envoyer lui en prison, et me donner à moi un peu de quiétude et de reconnaissance de ce que j'avais souffert, était devenu un rite, presque une habitude amie. Après bien des années de lutte microscopique, ma cause avait été enfin écoutée, et nous devions en découdre dans quelque tribunal, afin qu'elle fût enfin entendue, définitivement.

    Mais, à la justice attendue depuis si longtemps, celle de la nature a résonné bien avant le marteau de la Cour. Mon ennemi est mort hier, de la plus belle des morts dont il aurait rêvé, en traversant l'azur de haut en bas, plongeant tête la première dans son avion privé, à la fin d'une vrille dantesque, vers la pelouse d'un stade déserté.

    Et là, devinant que ma haine resurgissante pourrait à ce moment crier à la Justice que je ne serais pas rassasié de son équité, je me retrouvre penaud de cette mort idiote, lui écrasé sous le poids du métal, et moi envahi par le doute sur la raison de ma vieille fureur. Et pourtant, je la vois en face, ma haine, maintenant honteuse  d'avoir perdu son amant, laissant en moi un vide ou le pardon pourrait se glisser, ma douleur tout à coup éteinte, comme une chaux mouillée par une pluie d'hiver.

    Mon ennemi est mort, paix à son âme, paix à ses victimes, paix à moi-même, finalement, et qu'on me donne le droit de m'endormir avec une innocence retrouvée, avec la candeur de croire que sa mort a calmé ma colère, que demain,  je pourrai regarder ma glace et y voir mes cheveux blanchis par la sagesse, et mon front plein de couleurs du soleil.

    Va, mon ennemi, et comme nos combats ont fini dans le sable et la cendre, que le silence enfin endorme nos souffrances, apaise nos craintes, et te conduise à la paix du pardon.

    (c) Pablo Robinson - 11/2005

  • Lutte ordinaire d'un banlieusard ordinaire

    Tu le vois bien ,que je me suis levé tôt. tu les vois les cernes sous mes yeux. Je me suis levé à 7 heures, juste eu le temps de passer sous ma douche, d'avaler mon café sans t'embrasser... Oui je suis énervé, comme souvent. Comment faire autrement. Là du coté de Noisy le grand, un jour comme un autre, je prends ma voiture pour aller de l'autre coté de Paris. Tu me crois, hein ? je suis parti à huit heures, et je suis arrivé à la porte de Versailles à onze heures trente !!!!  3 heures et demi pour une si petite distance!!

    Que s'est-il passé ? je ne sais pas. Rien n'avancait. J'ai raté mon rendez-vous. J'ai téléphonné pour mon retard, mais lui non plus n'était pas arrivé. On s'est perdu à chercher des pistes comme des sioux pour se rejoindre, du coté de Montparnasse. Mais dans ce coin là, vers les onze heures c'est l'enfer. Je ne pouvaqis pas prendre le métro, ou le bus: les colis que je devais lui apporter étaient juste assez encombrants pour poser de gros problèmes dans les transports en commun ...

    On a fini par se retrouver du coté du panthéon: il n'était pas content, et moi j'avais perdu ma matinée et un client. Tu vois, là, je rentre, donne moi une bière que je calme ma soif, j'ai les boules de payer des impots pour des routes qui ne me font pas avancer, pour des transports en commun qui sont justes bons pour y être transporté comme un tronc debout et nu, et pressé contre des autres inconnus et absents, j'en ai marre de faire la queue assis dans une boite de conserve qui pollue mais qui me protège de la pluie comme ce matin. Je suis fatigué d'une vie qui n'est pas celle dont je rêvais quand j'étais petit, j'en ai marre de te donner de moi une image qui ne me ressemble pas et qui me tue à petit feu.

    Aime moi, bon sang, toi qui restes à la maison bien au chaud, qui ne brave pas cette lutte des nerfs et du temps tout le temps, chaque jour. Lutte avec moi dans ma vie de citadin perdu dans la ville....

    Aime moi, moi qui lutte chaque jour dans le combat des banlieusards ordinaires, essoufflé de ce carcan des distances rendues stupides par les rues fermées, les sens uniques, les boulevards étranglés de trottoirs inutiles, puisque les piétons ont peur.

    Pablo Robinson

  • Elle chante chez Madin'Voices

    Elle s'est levée ce matin aux aurores, elle ne se rendait pas compte que je dormais. Elle s'est enfermée plus d'une heure dans la salle de bains. Pendant ce temps là je regardais d'un sale oeil le réveil faire ses tic-tac casseurs de sommeil. Puis, tout à coup, la porte s'est ouverte, elle est apparue dans un long lamé argenté, des diamants dans les cheveux, et elle a commencé à répeter dans la chambre.

    Elle chante comme un ange, c'est vrai. Elle chante avec du dramatique dans la voix. Elle joue ses rôles opériens à merveille, avec des sanglots dans les lourdes cadences des pleurs d'héroines, avec des emphases généreuses pour les chants d'amour. Et les voisins s'arrêtent de tondre leur pelouse quand ils l'entendent chanter. Je ne sais pas si c'est un plus pour l'environnement, mais ça calme les anxieux.

    Le 4 novembre, elle fait un concert à la chapelle Emma Ventura, à Fort de France. Toute la ville en parle. Alors, moi quand je les entends causer d'elle dans les salons, je biche comme un canard. J'ai mis des affiches de son concert dans les magasins. Je lui ai acheté un beau micro qui brille pour qu'elle cause dedans. J'ai appelé mes potes journalistes pour qu'ils lui fassent une fête d'interviews, d'émissions et d'annonces. Pour le dernier concert, il y a 6 mois, la critique était unanime, une diva était née sous leurs yeux.

    Je lui fais répeter des morceaux qu'elle sait par coeur, mais comme elle les chante pour moi, je suis sûr que c'est pour moi tout seul, et dans ses yeux il y a à ce moment là de l'amour qui sort de sa bouche et qui m'envahit. le 4 novembre, elle va chanter devant des centaines de gens que je ne connais pas. Et  je suis jaloux d'avance. Moi je ne suis pas un félé de chant classique, mais quand c'est elle qui y va, quand je sens les vibrations qu'elle jette dans l'air pour donner tout son coeur , j'ai les poils des bras qui se soulèvent, et si elle me regarde en plus avec ses yeux de velours, ben vaut mieux que personne ne soit là.......

    En plus le 5 novembre, ce jour si important pour moi, elle va faire un autre concert au jardin des Papillons, au Carbet, un petit village de la Martinique, où se réunissent les accros de la musique...

    Allez, je vous dirai tout après....

     

  • Ubique par Amour

    "Ubique, dites vous ?"

    Non, je ne suis pas ubique, je suis Pablo, l'ange des virtualités. Et puis arrêtez de me regarder comme ça, on dirait que vous n'avez jamais vu un ange."

    Le soldat baissa les yeux. "Je .... Je ne voulais pas vous vexer, vous savez. L'ubiquité, c'est juste la capacité de se dédoubler, de faire croire qu'on peut être à plusieurs endroits à la fois."


    L’ange se rassit sur la chaise en bois du bistrot, un coude sur la table, une aile contre le mur.

    "Et si moi je ne l'ai pas, ce don, d'autres l'ont. Non pas du point de vue de la capacité à être, mais de la capacité à être perçu. C’est pourtant simple, voyez les elfes filles. Elles aiment toutes un désir, qu'elle transforme en elfe garçon, ou en envie de faire du shoping, ou en amour des roses bleues, ou encore en situations romantiques. Et pourtant, vu de l'autre coté, ces garçons elfes ne sont pas là, mais ailleurs, et d'autres les voient... moi je suis là, dans ce bistrot des bas fonds de Pointe à Pitre, et c'est bien moi que vous voyez en train de boire une bière avec vous. Mais je connais une fille elfe qui me voit de la même façon que vous, de l'autre coté du monde, et j'en connais d'autres encore, qui me voient ici et là..."

    Le soldat avait un air interrogateur. L'ange reprit:
    " Et vous savez ce que c'est, çà ? cette manière de percevoir que vous avez touché les gens au point qu'ils pensent à vous, qu'ils vont jusqu'à croire que vous êtes devant eux, juste là, présent, avec une onde de rassurance qui émane de vous, avec de la tendresse qui s'écoule toute tiède vers leur coeur souvent trop froid, trop serré, alors que vous êtes à l'autre bout du monde, les pieds empêtrés dans le sable des dunes, à chercher vainement un chemin dans le désert, avec vos yeux qui brûlent, avec votre démarche d'affamé, la gourde vide, le crâne pris dans les tourments des migraines de la soif ? Non, vous ne le savez pas, parce que vous êtes soldat."

    Le soldat, qui avait posé sa chope de bière, le regarda fixement, l'air effaré.
    " Comment ne le saurais-je pas ? À cause de ma fonction ? Ne suis-je pas homme comme tous ici ? Est-ce mon âme qui me rend aveugle à cela, ou l'uniforme qui la recouvre ? Je sais bien de quoi vous voulez parler ! Vous me parlez de l'Amour, vous me parlez de cette puissance insondable qui traverse les songes et transperce les coeurs, vous me parlez de la Foi, cette seule Foi dont nous humains nous pouvons mesurer la vérité par les gestes que l'on donne, par les traverses traversées au nom d'un rien qui lie les âmes aux autres âmes, cet acte sublime qui nous fait mourir au nom de ce que nous ne pouvons nommer. Et moi ? Qui vous dit que je ne suis pas soldat par amour de mon peuple ? Qui vous dit que je ne suis pas Roi à cause de l'amour que je porte ? Est-ce la faconde noire que salissent les armes qui devrait couvrir de ténèbres le rayonnement de mon âme ? Ne me regarde pas comme ça, toi, l'ange, rempli de la suffisance que portent tes ailes ! Tu me mets en colère ! Tu peux, à l'innocence de ton uniforme de plumes croire que ton ubiquité est une résolution de l'amour que tu portes, mais n'imagines pas qu'un soldat encrassé de la boue du combat ne soit pas porteur des mêmes espérances, qu’il n'essaie pas de marcher tout comme toi au travers du désert pour trouver le chemin de la pureté, la voie de la sagesse, et, devenu porteur de ce nouveau fardeau, ne tente pas à son tour d'en partager le bonheur avec ceux qui sont assoiffés de cet amour..."

    L’ange le regarda profondément. Il avait fini de boire. Il prit les mains du soldat dans les siennes. Entre leurs regards se dessinait une tension immense, non de différence, mais une fusion extrême, comme une fièvre froide, porteuse d'une folie inconnue.

    Ils étaient devenus frères.

    © Pablo Robinson – Les chiens de campagne