Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mort

  • Epitaphe pour son père


    Pour une fille, son père c'est un dieu.
    Comme un dieu elle pourrait le haïr, l’aimer, le craindre, l’adorer.
    Comme un dieu elle le prie, au matin, petite, de la protéger et de la chérir.
    Comme un dieu elle le prie, au soir, de veiller sur sa nuit,
    Et aux instants de terreur qui viennent, elle se blottit dans ses bras.

    Puis le temps s’allonge, et avec lui le temps de soi.
    La prière devient monotone, l’espérance s’amenuise avec l’habitude d’être comblée, et aux yeux viennent des cernes de lassitude. Ce père-là elle le connait, elle a embrassé ses joues, elle a touché son front, et ses mains aussi elle les connait, elles sont douces dedans et fanées dehors, ce sont les mains de son père, des mains plus vieilles que les siennes. Et le bruit de ses souliers au soir, elle a pris l’habitude, quand il rentre, de l’oublier.

    Et puis la vie est devenue une histoire. Et ses pas de fille sont devenus des pas de femme, qui savent où elle va, ce qu’elle fait, seule, sans son dieu de père, sans sa présence silencieuse et attentive. Et elle, la femme, éloignée, elle a fait sa vie de femme, et sa vie de mère. Son père, comme un dieu, est devenu absent, lointain, paternel, puis grand-père. Il ne mêle plus son bruit d’homme aux bruits de la maison, il est présent à son cœur comme ce dieu auquel elle pense quand la rumeur devient silence, ou lorsque son regard dépasse l’horizon des montagnes. Elle le recouvre d’une tendresse personnelle qui s’éveille à sa mémoire, aux pointillés des photos de famille.

    Et voilà qu’un jour, tout ce qui faisait ce pourquoi elle l’avait tenu pour dieu s’écroule. L’immortalité s’est évanouie en lisant le télégramme, la lueur flammée de son souvenir s’est flétrie à la voix dans le téléphone. Elle se surprend à contempler le gouffre, puis surgit en elle une nuit rosée de tristesse, avant que viennent les regrets, parfois les remords. La verticalité qui la tenait à lui depuis l’enfance vacille, et elle ne sait pas pourquoi.

    De petite fille tout-à-coup elle devient grand-mère, et elle passe du cri de haine à la mort à l’essoufflé d’un murmure, bredouillé dans une prière maladroite, dans l’atmosphère froide d’un espace destiné à l’Eternel. Et là les mots qu’elle n'a pas dit se forment à ses lèvres, les baisers qu’elle n'a pas donnés, les soupes qui n’ont pas été partagées , ces soirs où il était si loin, si seul, si sans elle, et elle, elle n’imaginait pas ce vide, parce qu’elle le comblait comme elle pouvait, en occupant le temps.

    Mais lui, il savait déjà que le temps prenait son temps, il le savait sans rien dire, sans rien précipiter, il laissait venir…

    Aux aubes froides il faudra attendre que le soleil réchauffe pour qu'elle déplie l’absence nouvelle, qu'elle tâche d’accrocher sur elle l’abandon de sa vie, le porter à son front en une ride nouvelle : les autres verront bien l’orpheline et le bâton transmis qu’elle porte à son tour pour que les petits s’y appuient, ce sera sa fierté, son honneur, car son père y avait gravé des noms que d’autres avant lui avaient tracés au bois vertical. Elle y ajoutera d’autres mots, courage, espérance, force peut-être, et cette crosse ancestrale sera transmise à son tour, plus tard…

    ©Dominique.Bruch-02/2014

  • l'odeur de la guerre

    bombe tranchée.jpgLéon. Les civils, ils n'ont pas idée de ce que c'est, l'odeur de la guerre. Au début, sur le front, ça me faisait vomir tout le temps, je pouvais rien avaler. Et puis la faim s'y est collée, l'a bien fallu manger quand même, la soupe froide et les fayots mal cuits.

     La terre, quand elle se fait violer par les obus qui la pénêtrent en profondeur sur 2 ou 3 mètres et qui explosent au milieu des pauvres types qui s'envolent avec de la mitraille plantée dans leur corps, elle lâche cette odeur de tripes fraîches, la même qu'on sent quand on vide les lapins à la ferme.

    Plus tard, dans la brume, à la nuit ou à l'aurore, d'autres odeurs viennent braver nos narines. Celles des cadavres qui se décomposent, qui se mélangent à celle de la poudre refroidie.

    Cette saloperie te colle à la peau, elle se met dans ta chemise comme une mauvaise maladie, et elle te brûle comme un feu. Après quelques jours, tu n'y penses plus, et, comme chez nous, elle t'accompagne comme les morpions qui ne vont pas tarder à te bouffer...

    Seule consolation: les alboches en face, ils endurent autant que nous, mais sans pinard. Ben voui, mon Léon, le pinard c'est ce qui nous sauve, comme le tafia qu'on nous fait boire avant l'assaut, bien à jeun pour qu'on soit saouls plus vite, pour qu'on ne sente plus rien, ni odeur ni douleur, ni compassion, ni pour nous-mêmes ni pour les autres ...

    Courage, frère d'arme, t'oublieras jamais ce moment-là, mais tu seras consolé, si on s'en sort, par ta petite femme chérie ...

    (Robinson, tranchées de la Somme, avril 1915)

    https://www.facebook.com/photo.php?fbid=164223900404108&set=a.151043021722196.1073741826.151041275055704&type=1#!/leon1914

     

  • Et si le Ciel s'en mêle

     Comprendrons-nous qu'en pleine saison sèche, le ciel se couvre de tant de pluie, en ce jour funeste qui fera demain de nous des orphelins, sauf à nos coeurs de s'ouvrir, à nos gorges de crier, de ce cri épouvantable qui doit nous libérer de nos peurs, nous réveiller de nos torpeurs, nous rendre à nous-mêmes, à notre nudité nouvelle, pour que nous habillions notre futur de liberté, d'amour et de sagesse, pour que nos pieds foulent les éteules des cannes en quête des autres hommes, tous confondus, lavés de toutes les fautes passées, neufs comme nous, prêts enfin à une rédemption durable pour de nouvelles moissons ?
     
    (c) pablo robinson -04/08