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la plage de Robinson - Page 14

  • -2- Dania (2)

    Le silence la réveilla, elle était trempée de sueur, malgré la fraîcheur de sa chambre. Elle se demandait ce qui se passait dans sa tête. Elle n'avait pas faim, plus faim peut être, trop troublée par le songe, trop perdue par ses sens. La nuit était profonde maintenant, les voitures ne passaient plus. Les voisins ne discutaient plus si fort en commentant la télé. Seule la plainte cristalline des crapauds du canal faisait tinter l'air froid de la nuit. Elle repensa encore longtemps à son rêve, longtemps après avoir pris une douche, longtemps après s'être glissée dans son lit froid et solitaire, longtemps après avoir regardé les photos collées sur le mur d'en face, jusqu'à ce que sa nuit la reprenne pour un autre voyage immobile, avec l'assurance qu'elle se réveillera encore pour un autre jour, pour un autre soleil, pour d'autres pluies, avec une espérance inouïe de croire qu'elle marchera vraiment sur les sables des îles, vers cet autre qui le la quittera plus jamais ....
    Le réveil sonnait depuis un moment. Dania émergeait d'un sommeil aveugle, abrutie par la fatigue de ne pas avoir assez dormi. La chambre était encore plus démoralisante que les autres jours. Des souliers dans tous les coins, les livres empilés, les chemisiers et les jeans jetés n'importe où .... Elle se leva et ramassa comme une voleuse une culotte qui traînait par terre, mue par une vieille culpabilité héritée de sa mère. Elle s'enferma dans la salle de bain et entama une longue douche brûlante que seuls les coups de poings de sa mère sur la porte lui firent cesser. Elle entendit presque en souriant la phrase mécanique "ça va !!! tu peux sortir ! tu es propre maintenant ! ". Sa mère lui criait cette phrase à travers la porte chaque jour depuis qu'elle était petite, et chaque jour, Dania attendait cette phrase pour fermer le robinet d'eau chaude. Elle savait pourtant très bien qu'elle n'avait pas besoin de laisser couler l'eau chaude sur son corps plus de temps qu'il n'en fallait, mais elle aimait tant sentir le liquide couler sur elle, sur ses cheveux, sa nuque, ses épaules, ses seins, son ventre, en fermant les yeux, le visage au plafond, en ne pensant à rien ... Cette fois ci elle ramassa ses affaires et les mit dans le panier de linge sale. Ce n'était pas courant. Dania était la petite chérie, l’aînée de la famille, et même si sa mère faisait semblant de l'élever à la dure, comme le croient les gens qui ne sont pas d'ici, elle gardait une fausse tendresse pour elle, avec une vraie pudeur de mère, une manière de gronder lorsqu'elle était à table et de pleurer en silence quand elle revenait à la cuisine. Dania mélangeait tout ça dans sa tête en se séchant avec la grande serviette de bain, trop rêche à cause de l'eau calcaire, mais qu'elle aimait à cause de la plage, cette plage où elle avait découvert la séduction et le plaisir de se faire courtiser par un garçon. Elle se regardait dans la glace de la pharmacie, cette glace en 3 vitres, où l'on peut se voir de face et de profil en même temps. elle matait derrière le miroir son corps nu, ses cuisses de sportive, ses épaules dont il restait du bronzage de l'été à cause des filigranes blancs laissés par le fil des soutiens gorge qu'elle avait porté.  Dania se trouvait sensuelle et jolie, surtout quand c'est elle qu'elle voyait dans la glace. Elle se coiffait de la main gauche en tenant ses cheveux de la main droite, comme pour éprouver sa capacité à faire deux choses à la fois. Elle se disait qu'elle devrait passer acheter encore de l'eau oxygénée pour ses cheveux, mais redoutait en même temps de perdre le châtain de sa couleur naturelle. Elle aurait voulu résister à la demande de Giono qui se croyait fier d'avoir une blonde près de lui au café Amari de la place Mazzini à Guastalla, même si elle savait bien qu'elle ne l'était pas, ni dans ses cheveux, ni dans sa tête, mais n'étant pas méchante, elle ne disait rien. De toutes façon, elle n'avait plus le temps d'aller chez Amari, et plus aucun garçon ne lui donnait rendez vous à 5h au bar Ambrosia, tout simplement parce que l'école était finie depuis longtemps.
    Elle regarda par la fenêtre de sa chambre les nuages gris qui filaient vers l'Est, et les traits mouillés que la pluie traçaient sur les vitres. Elle opta pour le jean, avec un chemisier sombre en popeline. Elle mettrait sa veste rouge sombre pour avoir chaud jusqu'à l'usine. Le parfum du café de maman (ce café a vraiment une odeur spéciale, et Dania l'avait toujours appelé ainsi) était arrivé jusqu'à la chambre, indiquant que si elle venait en retard, elle partirait encore avec une sensation de culpabilité qui la rendait folle quand elle s'en rendait compte, malheureusement toujours après. Sa mère bougonnait en faisant semblant de faire quelque chose dans le placard de la cuisine, et Dania savait très bien qu'elle lorgnait sur la pendule en se faisant déjà du mouron pour un éventuel retard au travail. Mais Dania avait le temps, elle était rarement en retard, et en plus, le patron de l'usine semblait avoir de la bienveillance pour elle, bien qu'elle n’ait jamais eu l'occasion de la tester. Le nylon crissait sur ses épaules quand elle mit son imperméable, elle embrassa rapidement sa mère et s'enfuit vers l'abri du bus de l'autre coté de la route .
    Dania arriva un peu en retard au bureau. Le chef de service n'était pas encore arrivé, comme d'habitude, mais Josetta, sa collègue de la comptabilité avait déjà préparé le café, et il régnait dans les bureaux cette odeur de cuisine du matin qui plaisait beaucoup à Dania. Elle avait pris depuis quelque temps l'habitude d'allumer son ordinateur en arrivant et de charger les messages électroniques. Elle se disait que cela devenait presque une drogue, tellement elle aimait la chasse aux messages. Pendant plusieurs semaines, c'étaient les messages de Barri qui la tenait en laisse à coté de l'écran. Mais il y avait aussi ceux de Giono, son fiancé. Mais lui il lui envoyait des messages plus pratiques, moins poétiques et moins amicaux que ceux de Barri. Le café était chaud, onctueux, avec des parfums de chocolat lorsqu'elle le sentait couler sur le fond de sa langue. Elle tenait la tasse en verre des deux mains et buvait le café avec les yeux clos. ses cils papillonnaient quand elle avalait le liquide, ce qui faisait rigoler Josetta. Josetta avait un rire épouvantable, qui montait dans les aigus et perçait les tympans. Dania se demandait souvent comment cette fille faisait quand elle avait un orgasme. A son avis, tout le quartier devait profiter de ses jouissances ... Giono avait envoyé un message laconique, qui lui ressemblait bien. Il parlait peu déjà quand ils étaient ensemble, ce qui allait aussi à Dania, car elle était assez fermée, mais elle aimait quand même que son "garçon" comme elle disait tout le temps, lui raconte sa vie et surtout ses soirées. Dania n'était pas sotte et elle imaginait que les filles de Mantoue pouvaient aussi bien qu'elle mettre la main sur un beau garçon comme Giono, brun avec des yeux bleus "comme la mer Adriatique", grand et juste assez fort pour la prendre dans ses bras. Le message disait que les banquiers avaient enfin donné l'accord pour son prêt, et qu'il pouvait commencer à chercher des bureaux à louer dans la région. Dania eut un tic dans l'oeil, comme un pincement : "dans la région..." Elle se mit à rêver. Elle allait enfin pouvoir vivre avec lui, rentrer chaque soir "chez eux", partager les repas et pouvoir faire l'amour sans voisins ...  pour l'instant, elle vivait chez ses parents et ils se retrouvaient le dimanche, "comme de vrais fiancés" disait sa mère. Mais Dania avait aussi une solide indépendance, et elle se sentait très bien en jeune femme du 21ème siècle: libre par dessus tout, travailleuse, indépendante, et curieuse de toute la culture que la vie moderne pouvait lui apporter. Dans ses moments de célibataire, à la fois pour éviter les sempiternelles soirées à regarder Rai Uno et ses programmes débiles avec sa mère qui finissait toujours pas s'endormir dans son fauteuil que pour éviter aussi les remontrances de ses vieux parents, décidément largués par le saut inimaginable de générations entre la sienne et la leur, elle s'enfermait dans sa chambre et passait presque des nuits entières sur Internet à lire des documentations les plus variées ou à converser avec des interlocuteurs variés. Barri était son préféré, mais c'était un homme très occupé par ses obligations, et le joindre n'était pas toujours facile.Josetta la regardait du coin de l'oeil quand le patron arriva. C'était un homme maigre et très grand, très distingué aussi, qui avait beaucoup de respect pour ses employés. Dania avait l'impression qu'il lui faisait une révérence à chaque fois qu'il lui disait bonjour, ce qui lui amenait automatiquement un grand sourire aux lèvres, que lui prenait à son tour pour une marque de reconnaissance. Mais Dania était aussi appréciée pour son travail. Elle s'occupait des ventes export, et ses connaissances en Allemand, en Français et en Anglais attirait l'admiration des autres employés.Elle travailla toute la matinée sur le projet de conversion d’un catalogue en Français, allant chercher des idées sur des sites Internet,  remodelant des pages de catalogue. Mais elle était troublée par le courriel de Giono. Elle sentait que quelque chose allait se passer bientôt qui ne serait pas facile. Dania avait pris l’habitude de cette fausse cohabitation, de ces rendez-vous volés où Giono et elle partaient presque furtivement en fin de semaine pour passer une soirée en amoureux, et de temps en temps une nuit chez lui ou dans un hôtel, où se mêlait leur envie commune de tendresse et de sexe. Pendant ses moments là, Dania était dans un autre monde, elle oubliait tout sauf Giono. Puis, le dimanche passant, elle revenait chez ses parents, en sentant quelquefois que cet abandon entre Giono et elle ne ressemblait pas beaucoup à la construction d’une vie à deux. Et ce moment là semblait venir, et il provoquait en elle un vrai désarroi, même si elle était considérée comme une femme à la tête froide et réfléchie….
    En rentrant de son travail, Dania trouva un mot sur le guéridon de l’entrée. Un mot plié en deux, avec écrit « pour Dania » dessus. Elle le prit machinalement  et alla poser son cartable dans le petit bureau où elle se réfugiait pour travailler à la maison. C’était un mot griffonné à la hâte par Giono et laissé là en passant. Il disait qu’il passerait la prendre pour l’emmener au cinéma, avec un post scriptum « pas sûr, je crois que je suis malade ». Dania avait l’habitude, Giono avait une santé fragile, sous l’apparence d’un homme fort et beau. Elle détestait ces situations, et elle détestait Giono quand il était malade, elle détestait cette manière de venir la prendre chez elle comme si elle était à son service. Il aurait pu lui téléphoner,  lui envoyer un petit sms gentil avec un baiser posé, comme elle les aimait. Mais rien que ce mot sec et froid, qui sentait le gâchis d’un samedi soir à venir.La maison était vide. Ses parents avaient dû partir aller chercher son petit frère à la gare et en profiter pour faire aussi quelques courses. Elle monta dans la cuisine, trouva le plateau en bois avec son repas que sa mère avait laissé pour elle, mit la télé en marche et alla s’installer sur le canapé pour manger, en prenant soin de récupérer sa serviette de table pour ne pas salir. Sa mère détestait qu’on mange devant la télé, et Dania ferait tout qu’on en sache rien. Les chaînes publiques diffusaient encore des émissions d’après midi, avec des concours, des couleurs et des commentaires insipides. Elle fit défiler les chaînes pour chercher quelque chose de distrayant, et finit par tomber sur le film « la ragazza con l’orecchino di perla ». le film était commencé, elle le prit au moment où Griet demande à  Catharina si elle doit nettoyer les vitres de l’atelier. Dania avait lu le livre, elle l’avait adoré, et comme tout ce qu’elle aimait, elle l’avait lu à petite bouchée, lentement, pour s’en délecter, comme lorsqu’elle suçait une glace au restaurant, comme quand elle aimait Giono quand  il était gentil, pas malade, reposé et qu’il  avait envie d’elle. Elle était fascinée par la qualité des prises de vue. Elle imaginait les scènes comme elles se déroulaient sous ses yeux, avec ce bonheur grisant d’avoir la même vision des choses, le même regard, la même sensibilité que ce qu’avait traduit le metteur en scène. Elle regarda le film jusqu’à la fin, en picorant ce qu’il y avait dans son assiette. La solitude de la maison ne l’effrayait pas, et le silence environnant captait encore plus son attention sur l’écran. Au moment où Griet sortait de la boutique du receleur, elle entendit la voiture arriver. Son frère ouvrit la porte et l’appela d’en bas. Elle était en larmes. Elle s’essuya les yeux avec sa serviette de table,  laissa le générique se dérouler pendant qu’elle allait poser le plateau dans la cuisine en répondant à son frère. « Mais tu as pleuré, neh ? » lui demanda Marcello en prenant l’accent de Milan. « c’est ce film à la télé. Ah ! tu sais comment sont les filles neh ? » Elle reprenait en riant l’accent du nord. Elle embrassa son frère, puis ses parents qui montaient à leur tour. Ils discutèrent un moment du voyage et de la semaine de son frère, puis des courses, puis du programme de la soirée. Dania leur expliqua que Giono viendrait « peut être, peut être pas, vous savez bien comment il est, non ? », et s’il ne venait pas elle irait faire un tour au village, elle avait besoin de distractions. Son père lui sourit comme il sourit toujours quand sa fille  annonce ce qu’elle veut faire. Sa mère lui dit, comme d’habitude, que ce n’était pas raisonnable, mais Dania connaissait cet air là, elle n’y porta pas d’attention. Marcello, après avoir bu un café préparé par sa mère, décida d’aller voir ses copains à Guastalla. Sa mère et son père repartirent pour une réunion de quartier, et Dania resta seule dans sa chambre, avec l’idée d’attendre Giono, ou peut être de l’appeler au téléphone… Elle mit un CD de musique classique. C’était les quatre saisons de Vivaldi.
    Dania regardait sa peluche, posée sur son lit fait, avec le couvre lit tendu. C'était une peluche qui avait été autrefois faite à la forme de la souris Jerry, selon le dessin animé américain. Ce qui était sur son lit ne ressemblait plus guère à une souris, mais rappelait plutôt un ourson, de loin. Elle y avait versé presque toutes les larmes de sa vie d'enfant, elle y avait confié tous ses secrets, elle l'avait étreint comme jamais elle n'oserait étreindre un homme, elle lui avait parlé avec des murmures de petite fille, profitant du silence muet de la poupée et du mou de sa consistance pour la serrer contre son cou et s'y endormir. Jerry avait senti depuis sa naissance toutes les odeurs de sa vie, que son cerveau reconnaissait inconsciemment lorsqu'elle le pressait contre elle aux moments de tristesse et de solitude. Il avait senti le lait caillé de sa mère, qu'elle avait régurgité dans ses sommeils de nourrisson, il avait eu aussi l'odeur de maman, celle qui la rassurait dans son sommeil de bébé. Puis Jerry avait dû assumer les fuites de la petite enfance, perdu dans le petit lit à la faveur des sommeils troublés par les orages en été, confondu par les terreurs que provoquaient les grondement du tonnerre dans l'esprit de la petite fille. Jerry avait été lavé, séché, recousu, mais ces odeurs de vie étaient toujours là, et Dania les reconnaissait, sans jamais pouvoir les identifier. Jerry était innabandonnable, Jerry ne pourrait jamais disparaître, pas maintenant, pas tout de suite, pas sans qu'un autre amour plus fort, plus vrai, plus plein, ne puisse remplacer tout ce que Dania avait abandonné dans sa souris. Cet amour là ne pouvait pas émaner  comme cela, avec autant de  constance, autant d'humilité, autant de sérénité, autant de discrétion que Jerry n'avait pu le faire depuis 27 ans.... Il faudrait qu'il soit immense, lointain et proche, fervent et patient, donnant tout et ne réclamant rien, qu'il ne parle jamais, sauf avec les mots et le plaisir que Dania pourrait entendre.... Dania regardait Jerry, elle fut secouée par un tremblement, elle sentait l'émotion l'envahir, comme une vague de froid derrière un mur protégé par le vent. Dans sa chambre, les violons de Vivaldi se mêlaient en une douce mélopée. le deuxième mouvement du concerto 4 en fa mineur. L'hiver des 4 saisons. elle ferma les yeux pour remplir son coeur de tous les sens qui lui traversaient la tête. Elle sentait les larmes couler sur ses joues et descendre dans son cou. Cette sensation la soulageait, elle lui donnait presque une justification à son tourment. Se sentir pleurer était comme une délivrance, l'assurance que le coprs suivait ce que ressent l'âme. Elle se berçait doucement, avec des sensations diverses, les répons des violons, le rêve de l'amour, la douceur presque oubliée de Jerry, ses souvenirs d'enfant, ses siestes sous le soleil d'Italie, la tendresse de l'épaule amie, les murmures de couloir dans l'école quand elle était petite écolière, les gouttes de pluie au printemps qu'elle regardait couler le long de la vitre de la cuisine, le brouillard des hivers où elle marchait à tâtons en appelant son frère pour ne pas le perdre et ne pas se  perdre......
     

  • -2- Dania (1)

    medium__cid_i1_picture076.jpgEn dehors de la vieille ville, vers, l'est, s’était bâti un faubourg dans les années 1900, d'abord des fermes et des ateliers d'artisans, puis, après la guerre, les maçons avaient construit des pavillons plus modernes pour les habitants de la vieille ville, lassés de la chaleur des étés étouffants, et des bruits des rues commerçantes. Il reste au milieu de ce quartier une zone boisée qui cache aux yeux des passants une vieille habitation faite de la ferme traditionnelle de la plaine et de ses dépendances, posées contre la bâtisse comme des enfants à couver. Les grands arbres perdent leurs feuilles au vent du nord, et le bruit des branches à la nuit effarouche les filles qui rentrent de la ville, mais lorsque les chaleurs du printemps font revenir les hirondelles, ces arbres deviennent un délice pour s'y reposer, et un havre pour les oiseaux de la région.
    Curieusement, les églises ne sont pas au centre de l'histoire de la ville, mais reléguées presque au sud et à l'est, comme si les affaires divines n'avaient pas la prime dans cette bourgade ancestrale. On aurait pu croire que la via Gonzaga, qui avait longtemps fait concurrence avec la via Garibaldi, tenait par ses bâtiments publics la préférence de sa population fière et parfois ténébreuse sur les jardins de la via Trento ou de la piazza Garibaldi. Mais, à l'habitude, les moeurs lentement évoluées des paysans  devenus citadins démontrèrent que cela n'avait pas d'importance. Les cours intérieures étaient toujours aussi bruyantes, les odeurs de cuisine aussi puissantes, et chaque villa, chaque cour, se comportait au milieu de la ville comme un château féodal et fortifié, où l'étranger à la courée était traité en animal ou en prince...  
    Et les puits cachés sous les auvents donnaient à chacune de ces citadelles des allures de défis où les fièvres de marais étaient muselées et les guerres inexistantes. Pourtant, à Guastalla comme dans toute la région, les multiples forces de tous les pays d'Europe étaient venues faire le sac, ou occuper la ville pour en demander rançon, ou encore y faire la traite à la chair à canon, depuis des siècles et des siècles, si bien que l'air farouche des habitants d'aujourd'hui reflète encore des terreurs de femmes cachées, des regard ébahis d'enfants enlevés, et la colère des hommes emportés en capture. Les ancêtres de Dania, d'obscurs barons dilués depuis des siècles dans la population de la plaine, avaient autrefois une grande villa à l'écart du fleuve trop capricieux, agrémentée de grandes terres de bon rapport, où il faisait bon cultiver le blé et le seigle. Puis, avec l'épuisement des obligations testamentaires, les partages morcelant les terres, il n'était resté à ses grands parents qu'une petite maison accrochée par un chemin au village de Tagliata. Son père était né là, et elle aussi. Le village s'était construit au fil du temps autour d'une chapelle dont on disait qu'elle était miraculeuse, que l'eau qu'on y buvait guérissait  des fièvres des marais, et forcément, comme les miracles attirent les foules, quelques paysans malins y avaient contruit des granges qui servaient plus à héberger les pélerins qu'à stocker de la paille...
    Dania avait enlevé ses chaussures, qui, décidément, lui faisaient trop mal. Elle avait posé son sac sur son lit, jeté, presque, tellement elle était fatiguée. En regardant par la fenêtre, elle voyait encore quelques phares illuminer la longue plaine, et passer le carrefour qui allait à Guastalla, en faisant le double virage. La lumière des phares des voitures, à cet endroit précis, ressemblait à l'éclairage d'un phare d'une côte maritime infinie, n'auraient été les quelques bâtisses, récentes pour la plupart, qui donnaient à la monotonie plate des reliefs d'accidents, comme si les hommes s'arrangeaient toujours pour chiffonner le paysage. Un  promoteur n'avait-il pas trouvé mieux que de planter un immeuble au milieu des fermes centenaires, occupées maintenant par les maraîchers de la ville ?
    Elle regarda encore par la fenêtre les derniers rayons du jour se briser sur les arbres lointains de la plaine, là-bas vaguement vers l'ouest. Elle y voyait maintenant les feux rouges des voitures disparaître dans la brume naissante, sur la route de Correggioverde. Elle se disait que peut-être demain, elle se lèverait à l'aube et elle irait faire en vélo cette promenade promise. Elle passerait par les chemins de ferme pour ne pas suivre le bord de la route et éviter le vent des autos, elle roulerait dans la terre sombre de la Grande Plaine, elle longerait l'étang de retenue près de la ferme, puis prendrait les chemins de traverse pour rejoindre le bord du fleuve. Là, elle traverserait le pont droit et raide qui passe le Pô. Après le pont, elle quitterait la route et descendrait le talus pour rejoindre le chemin de halage, et elle partirait comme ça, tout droit vers le fleuve, en suivant les ombres des grands arbres...
    Au soleil de midi, elle reviendrait en passant par Dosolo, en traversant le village pour sentir les parfums de fruits dans les coopératives, ou pour écouter les cris des hérons qui chassent dans les marais.... Dania pensait à tout cela, machinalement, en regardant la nuit pousser plus loin ses soucis du jour.
    Elle se croyait lancée dans une torpeur digne de l'autre coté du monde, abasourdie par le rêve qu'elle venait de faire. Elle marchait sur une plage tropicale, aveuglée de soleil, les pieds doucement crissés par le sable presque blanc. Sa vision n'était pas nette, mais elle distinguait au loin des fanes de cocotiers tomber dans les cristaux du soleil qui se réfléchissait dans la mer, et en dessous une ombre qui marchait vers elle. Janis Joplin hurlait son Move Over dans sa tête, accompagnée par les guitares folles. "You know I need a man" tonnait dans ses tympans, et les reprises musicales lui hérissaient les cheveux. Le ciel était trop bleu, la plage trop blanche, tout brûlait tout à coup autour d'elle, le monde se mettait à tourner avec les spasmes de la musique Rock des années 70, puis tout à coup son corps se mettait à ruisseler de la pluie survenue derrière elle, elle sentait les gouttes tièdes caresser son dos, ses cuisses, ses cheveux retombaient sur son nez, mais la silhouette avançait toujours vers elle, aveuglée par le soleil dont le nuage passant n'avait pas encore battu les rayons. Elle distinguait le corps d'un homme, plutôt grand, plutôt élancé, mais elle ne voyait toujours pas son visage. Elle marchait péniblement dans le sable mou, ses jambes ne voulaient pas la suivre, elle avait l'impression de tendre les bras vers l'impossible, et l'autre qui ne semblait jamais venir ...

     

  • -1- Barri

    medium_nigeria_1977.jpgPourquoi a-t-il envoyé cette photo-là ? Elle datait de trente ans, elle avait été prise au  Nigeria, au début de sa carrière, quand il traçait des lignes électriques au milieu de la jungle infestée de serpents, inaccessible et dangereuse. Il l'avait fait prendre dans un petit village de brousse, par un photographe local, qui avait un vieil appareil à soufflet, posé sur un trépied mille fois réparé. Cette séquence lui rappelait Tintin au Congo, et la scène y ressemblait vraiment. la photo avait été prise dehors, avec la toile de la 404 bâchée en arrière plan. ce souvenir lui apportait beaucoup de joie. Il lui semblait que son visage à ce moment là était différent, mais elle penserait que non. Dans ses yeux il y avait encore plus de candeur que maintenant. On pouvait peut être mieux y lire toute la poésie qu'il mettait dans sa vie, dans sa manière d'aimer. Son visage, plus jeune, était aussi plus tendre. Mais il devinait qu'elle le saurait déjà, qu'elle devinerait que tout ce qu'elle ressentait de lui n'était pas nouveau, qu'il devait traîner ça dans sa vie depuis très longtemps, mais que ce n'était que maintenant qu'il pouvait l'exprimer .... et à elle seulement.

    Barri s'était posé la question. Longtemps. Il connaissait Dania depuis 5 ans maintenant, mais il avait l'impression qu'elle faisait partie de sa vie. Au début, il lui envoyait des messages gentils, des boutades, des petits mots pour lui remonter le moral. Barri sentait bien que Dania n'était pas toujours au mieux de sa forme, qu'elle avait de temps en temps des crises de moral, qui viraient presque à la dépression. Aussi, lorsqu'il sentait cette perte de tonus, il lui envoyait des lettres plus sérieuses, des conseils, comme s'il s'était agi de sa propre fille, ou d'une amie d'enfance. Dania pensait que Barri lui préparait des textes longs, qu'elle prendrait plaisir à traduire lentement, comme on suce un bonbon au goût merveilleux. Ces deux-là avaient entre eux une complicité que personne d'autre au monde n'aurait pu partager. Il n'y avait rien de  dramatique dans cette relation du bout du monde, rien de douloureux. Barri pensait que c'était juste une amitié comme il n'aurait su la définir, lui, si intelligent, si sensuel. Et lorsqu'il partait en Europe, et qu'il avait l'occasion de rencontrer Dania entre deux avions, il échafaudait des plans de retrouvailles, il s'imaginait l'attendre à la sortie de l'aéroport, ou encore il rêvait que c'était elle qui l'attendrait, avec des hauts talons, et ses cheveux rangés en queue de cheval, avec des lunettes noires qui l'aurait fait ressembler à Jackie Kennedy. Barri s'arrêtait aux sensations de l'emmener visiter les villes du monde qu'il connaissait, de rire avec elle, de la regarder à la dérobée, de partager un repas dans un petit restaurant presque vide, au bord de la mer. Il se disait avec un sourire, quand il écrivait à Dania, que finalement, il lui envoyait presque chaque jour une histoire pour la faire rire, pour la rendre heureuse, pour la consoler d'une misère ou d'une autre, et presque chaque jour Dania s'enfermait dans sa chambre et avant de se coucher, elle ouvrait son ordinateur, avec le désir de lire les lettres de Barri. Elle gardait près d'elle un gros dictionnaire pour chercher avec gourmandise les mots qu'elle ne connaissait pas encore, et elle gardait pour toute la nuit les belles images que Barri lui envoyait. Des photos de plages tropicales, des photos que Barri prenait de lui-même avec son appareil automatique, des images de villes, des couchers de soleil sur des endroits invraisemblables. Elle fermait alors les yeux et partait en rêve vers le chaud des tropiques, et s'endormait comme cela, affalée sur son lit, avec la souris de l'ordinateur encore dans la main. Barri se disait que finalement il lui servait de marchand de sable, de nounou pour l'endormir, mais cela n'éteignait pas la tendresse  et l'affection profonde qu'il avait pour elle.

  • prologue

    Pondichéry (Inde) - de notre reporter Alan Mac Weill.
    Le congrès mondial sur les maladies virales s'est terminé sur un résumé pour le moins surprenant. Si les chercheurs ont constaté depuis plus de cinquante ans une montée en puissance du nombres d'infections virales, ils sont tous d'accord pour reconnaitre que la voie sexuelle reste la plus énigmatique pour la transmission des virus pathogènes. Les études récentes font ressortir que le virus du SIDA ne devrait pas de transmettre que par la voie sexuelle, mais aussi par tous les autres moyens contenant des cellules : salive, sang, cellules mortes etc... Or, force est de constater que la transmission pathogène ne se situe que dans le cas d'activités sexuelles ou lors de transfusion de sang ou d'utilisation d'aiguilles sales par voie intraveineuse. Le paradoxe devient plus opaque encore lorsqu'on sait que d'autres virus pourraient très bien se transmettre par les voies sexuelles, y compris bien sûr celui qui touche le plus grand nombre d'êtres humains, la grippe, ce qui est loin d'avoir été démontré, puisque le virus de la grippe se propage par voie aérienne, au sein d'aérosols naturels évacués lors d'éternuements, par exemple. Des chercheurs Russes ont également décrit une théorie basée sur des calculs informatiques très complexes  concernant des échanges d'ADN et des mutations biologiques et génétiques liées aux transformation des virus, que l'homme pourrait fabriquer lui-même une sorte de sérum contenant les anticorps pouvant le protéger contre des éléments communs à tous les virus, empêchant ainsi par une barrière naturelle l'infestation de son propre corps. Mieux encore, un chercheur Brésilien a indiqué qu'il avait réussi à produire ce sérum chez une variété de souris sauvages de l'Amazonie, mais qu'il n'était  transmissible que par voie sexuelle, donc, in fine, ce sérum permettrait de concevoir des dynasties de souris  immunisées contre tous les virus, à l'exclusion d'autres espèces. De nombreux participants ont crié à l'imposture lorsque ce jeune chercheur a présenté son "abstract" concernant ses recherches. Mais les enjeux sont énormes. On imagine ce que pourrait devenir l'humanité si une dynastie particulière était immunisée contre les virus, le pouvoir qu'elle aurait sur le reste des femmes et des hommes, et les atouts que cela impliquerait au niveau social. Mais les chercheurs sont tellement septiques sur ce point que l'on peut être rassuré : ce n'est pas encore demain que l'homme sera immunisé contre les virus !
    Un laboratoire s'oriente aujourd'hui sur de nouveaux process de fabrication de molécules immunisantes, fabriquées avec des machines aujourd'hui tenues secrètes et installées sur la frontière entre la France et la Suisse, dans une ancienne mine de fer. Ces médicaments ont une durée de vie encore trop courte, mais leur fabrication, à l'état de conception expérimentale, a déjà permis de sauver quelques cas particuliers de dépression immunitaire fulgurante, constatés lorsque le virus du SIDA s'attaque à des porteurs de caryotypes particuliers, souvent issus de croisements de populations génétiques très différentes.
    A ce titre, une équipe de chercheurs installée aux Antilles a présenté un exposé révélant que les habituels groupes sanguins A, B, AB et O, n'étaient en fait que la façade de sous groupes beaucoup plus importants. En fait, la vulnérabilité aux virus s'exprimerait en fonction des composantes génétiques issues des croisements entre les être humains, à tel point que ces chercheurs ont montré que les détenteurs de certains caryotypes étaient beaucoup plus résistants à certaines maladies virales. Cet exposé, assez controversé par les grands pôles de recherche, met en cause la notion d'uniformité génétique chez l'être humain. Selon les chercheurs, l'évolution humaine aurait pour composante principale le croisement des chaines d'ADN, sans lesquelles la pérénité des générations ne tiendrait pas dans le temps. Les chercheurs ont indiqué que les déficiences génétiques responsables des maladies dégénératives comme  le mongolisme, dont on pensait jusqu'à maintenant qu'elle avaient pour origine une réplication trop homogène des chaines d'ADN, ont en fait pour origine non seulement l'homogénéité de l'ADN, mais en plus la réplication exacte des éléments définissant les caryotypes. Mais ces mêmes chercheurs, qui veulent garder espoir au sujet de la capacité de trouver un vaccin immunisant contre les virus, ou, du moins, certains d'entre eux, ont montré dans leur exposé très technique que la voie était ouverte dans ce sens, mais que les vaccins qui pourraient être envisagés devraient être adaptés à plus de 250 caryotypes différents, et certains types de porteurs ne pourraient pas être signés, car leur profil de défense intégré dans leur ADN ne pourrait en aucun cas fabriquer les défenses nécessaires contre les virus.
    Le congrès s'est achevé ce soir par une grande réception à l'ancienne ambassade de France, pays qui avait la charge d'organiser cette manifestation mondiale. On a remarqué que le sujet des virus n'interesse pas que les chercheurs et les médecins. De nombreuse délégations militaires étaient inscrites à la participation à ce colloque, ainsi que quelques représentations officielles. C'est ainsi qu'on a reconnu parmi les délégations d'états des responsables de services de renseignements, des ministres de la santé, des responsables de l'environnement.

  • sécurité

    La gestion de la sécurité occupe d'abord les évidences liées au spectaculaire. Que ce soit dans le discours politique ou dans la démonstration "économique", on butte toujours sur le fait qu'il s'agit d'abord de la gestion d'actes générés par des hommes et des femmes, que ce soit dans l'acte délinquant, ou dans la répression de cet acte. Partant, il devient évident que toute la palette des sentiments liés à la confrontation entre les hommes affleure à chacun de ces actes, à quelques différences près, que les témoins non acteurs ne peuvent pas  facilement apprécier:
    -a- les auteurs d'actes malveillants ou d'actes issus d'une situation de délinquance n'ont pas de considération "sociale" de leurs actes: ils violent, ils tuent, ils volent, ils détruisent, ils enlèvent, ils menacent sans autre considération que leur propre égo, leur propre skyzophrénie, leur propre haine. Il n'y a ni amour ni considération de l'autre. Ils ne le font pas pour sauver unsystème ou pour défendre un parti. Ils sont souvent prisonniers eux-mêmes de leur propre environnement délinquant, et rares sont ceux qui "aiment" ce qu'ils font. Et ceux qui aiment de tels actes sont des malades mentaux. la nature humaine n'est pas faite pour se détruire.

    -b- ceux qui ont pour tâche de veiller à la préservation des biens et des personnes ont pour la plupart un positionnement et une considération sociale opposée: ils sauvent, ils protègent, ils surveillent, ils appréhendent, ils interrogent avec - je le répète pour la plupart d'entre eux - le sentiment de servir la communauté urbaine ou rurale dans laquelle ils sont, souvent avec un sens poussé du service public, avec l'interrogation permanente de se demander si ce qu'ils font est bien conforme à ce qu'il faut faire. Ils aiment profondément leur métier.

    Or, pour assurer la mission des seconds, il est nécessaire de réagir avec les instincts des premiers, oublier comme eux que la socialisation des hommes est à la base de la société, laisser de coté les considérations juridiques, judiciaires, morales, pour aller à l'essentiel, qui est de faire en sorte qu'ils cessent de violer, de tuer, de détruire, d'enlever, de menacer. Cela ne peut se faire sans douleur, sans interrogation morale, car il faut accepter de comprendre que leur rôle n'est pas de changer le monde, mais de l'apaiser. L'on pourrait appeler cela "aller à l'essentiel". Ceux qui ont eu à souffrir dans leur chair et dans leurs biens des actes de la délinquance le comprendront assez facilement. Ceux qui n'ont été ni victimes, ni témoins ne peuvent que le dénoncer, en se basant sur leur concept de la morale, en confondant sans doute la victime et le bourreau.

  • le plaisir et la paix

    medium_will-boguereau-premier-baiser.jpg"mange pas trop vite, et aide ta maman à faire la vaisselle " .... alors elle répond, agacée, en se retournant vers moi "mais oui, papa ! " en appuyant bien sur les "p", comme si elle voulait envoyer des postillons de salive, avec des yeux pleins de colère, puis, elle se retourne encore pour me montrer son dos et le fuselage de ses jambes, reprend le torchon et essuie une assiette, puis une autre, puis une autre, qu'elle empile une fois sèches avec bruit sur la paillasse de la cuisine. Sa mère m'a jeté un coup d'oeil, elle préfère s'eclipser, elle quitte la cuisine avec un sourire triste vers moi, puis elle ferme doucement la porte. Dania est fatiguée, ce soir, elle gronde dans sa tête comme un volcan enervé. Soudain, elle pose le torchon et l'assiette qu'elle tenait, s'appuie des deux mains sur la paillasse, et je vois ses cheveux qui s'enfoncent dans son cou, sa tête qui se penche, son corps qui est secoué par des sanglots. Je me suis approché, j'ai posé ma main sur son épaule, mais elle l'enlève, elle me dit "laisse moi, vaï, laisse moi toute seule", et moi je lui réponds doucement "mais toute la cuisine va s'écrouler si je m'en vais ! " et j'attends...
     
    Alors, elle se retourne, elle me regarde, avec  les trainées des larmes qui ont laissé des marques brillantes sur ses joues. Elle me regarde fixement avec son menton déformé par le chagrin et la fatigue, son regard dure un peu, puis d'un coup, elle m'enfonce ses deux poings sur le torse, puis elle m'enlace en me disant " ma, comment je fais avec toi, je ne peux même pas pleurer sans que tu me fasses rire, neh ? " et elle se met à rire dans mon cou, et moi je sens le mouillé de ses larmes qui fait glisser son nez contre ma peau. j'ai mis mes bras autour de ses épaules et elle se niche contre moi comme un oiseau. Alors je ferme les yeux, essayant d'imprimer ma mémoire de ces instants, comme si ces moments de fusion, de pureté, devenaient brusquement les sommets d'un bonheur que nous serions les seuls à connaître.
     
    Elle me dit, en murmurant: "alors, c'est comme cela que tu confonds le plaisir et la paix ?".... je ne dis rien, je ferme encore les yeux, en sachant que maintenant elle me regarde par en dessous, elle suit mes paupières fermées, le contour de ma bouche, elle passe le bout de son doigt sur le profil de mon nez, avec la légèreté d'une plume. et là, avant de libérer mon étreinte, je lui dis dans un souffle ... "oui" .
     
    (c) Pablo Robinson - Les songes de Dania

  • un jour à Vérone

    medium_italie_01_07_024.jpgles ruines s'élevent comme des restes de l'orgueil du monde, et en dessous, les yeux levés vers le ciel, ils contemplent les pierres levées, équilibre  précaire solidifié par les siècles, la sueur et les sacrifices des esclaves de toute la méditerranée. Ils s'étonnent dans le froid du soir de la lumière particulière que le soleil couchant pose sur la ville, pendant qu'une voix s'élève au centre de l'arène et chante la prière de l'adieu aux armes, une voix aigüe, forte, sensible, qui fait cesser les paroles, et qui rebrousse les poils sur les bras. Certains laissent monter les larmes, qui s'écoulent, glacées, sur les joues. Et toi, je te regarde, et tu me regardes aussi, et dans tes yeux je lis une détresse grande comme la détresse du monde, au milieu de Vérone, au milieu de la foule. Tu as fourré tes poings fermés dans tes manches, tu es raide et debout comme un morceau de bois, tu trembles de froid, et tu me regardes avec des lames d'acier et des larmes d'eau dans tes yeux. Elle a cessé son chant. un silence encore et la foule crépite en applaudissements, en sifflets de reconnaissance, en liesse de retrouver après cette terrible mélopée la douceur de vivre, le sourire de l'amour, la main chaude sur la joue, la main caressante qui fait mourir tous les cauchemars ......

    (c) Pablo Robinson : Un jour à Vérone

  • voeux 2007

    medium_voeux_2007_nu.jpgLe sable mouillé et noir de l’île me gratte les pieds. Un crabe minuscule joue de ses pattes, pendant que je regarde l’horizon, le dos contre l’écorce du cocotier, la main en visière. Je scrute l’éventualité d’un mât au loin, le jet de vapeur d’une baleine, le saut d’un dauphin, une sirène qui viendrait s’échouer peut-être là, juste pour moi. Lena* me trotte dans la tête sans me lâcher, avec ce mot là, JUSTE .. Et quand je me suis assoupi, lassé de faire la sentinelle, elle me dit dans mon rêve :

    « ils construiront un monde de justesse et de justice, de sagesse et de sérénité... tu te souviens ? »  Oui, je me rappelle. Mais la justesse et la justice, hein, c’est pas marrant. La justesse des gestes et celle des mots, c’est si difficile, on est si peu sûr d’avoir le tact qu’il faut pour tenter la vérité sans blesser, pour convaincre sans ordonner,  pour servir sans obliger. Quant à la justice !  Les évènements de l’année reviennent à ma mémoire, si plein de troubles, si plein de peine…

    « Etre juste, c’est mettre devant soi ce qu’on est, le poser devant l’autre, et mettre entre les deux des points de droit, des équilibres, pour que rien ne penche, pour que rien ne chute, de soi ou de l’autre. La justesse procède de ce fil qui relie le monde de chacun au monde des autres. Juste tu es si tu acceptes autant que ce que tu donnes, sans croire que l’offrande fait de toi un vassal. Juste tu es si tu retiens la haine jusqu’à comprendre les gestes de l’autre,  si tu gardes dans le silence les plaintes de ton cœur malgré l’injustice, si tu tais tes convictions de juge, si tu recherches avec d’autres la vérité des faits, le sens de leur cause, et finalement si tu rends aux victimes leur droit à la justice.

    Recueillir celui qui est abandonné, défendre celui qui frappe à ta porte et que d’autres ont chassé, protéger le droit à vivre , le droit au rire, combattre  l’indifférence, la tête haute avec la fierté d’être humain, d’être solidaire : cette justesse là te donne la force d’aimer.

    Retiens le regard de celle qui te cherche dans la foule, car elle a vu dans tes yeux ce qui pourrait  apporter le contrepoids de son malheur, comme tu compenses par  tes regrets les fautes qui pèsent sur ton coeur. Ainsi tu comprends : tout acte dans l’univers participe de l’équilibre de chaque chose, pour que tout soit juste, de cette justice de vie, de cette justesse des hommes, en harmonie autour de toi… C’est cela que je te souhaite, jusqu’à mon prochain retour… »

     

    Pablo Robinson

  • la mort du tyran

     Je pensais à Jamillah (voir les LCE, Jamillah) ce matin, à ses yeux verts restés magnifiques dans ma mémoire. En écoutant la radio et les infos qui annoncent l'éxécution de Saddam Hussein, me reviennent les images des Kurdes de Haj Humran ou de Salahaddin, les bergers de Swara Tuka et leurs flûtes doubles en roseau, collées avec du bitume ramassé sur les lèvres des champs de pétrole de Kirkouk, les femmes aux habits colorés qui ramenaient le bois mort récolté le long de la rivière. Je me dis que la plupart d'entre eux ont disparu maintenant, gazés par les bombes chimiques de Saddam, et que je suis peut être le seul à conserver des images en souvenir de ces pauvres gens. Ce qui est définitivement absurde dans la mort, c'est d'y perdre les bonheurs qu'on a perçu dans la vie, notre incapacité à retenir cette énergie fugace qui domine toutes nos volontés et qui fait de nos souvenirs des endroits de regrets, des points de résilience ou des cordes de nostalgie auxquelles on s'attache parfois pour ne pas sombrer...

     

    Il est deux heures du matin à Bagdad, et celui qui fut un monstre redevient un enfant et se surprend à croire aux fées, au père noel, à la grâce divine, à Mickey et aux personnages de Wald Disney. Il se passe fréquemment la main sur le cou, et ses doigts ne rencontrent que sa peau rapeuse et mal rasée. Quelquefois il pleure en silence, en se demandant comment il en est arrivé là. Encore quelques heures, et dans un brouillard de somnolence, de faiblesse et de fatalité, il sortira au petit matin dans la cour de la prison, montera hébété sur les marches de bois, d'un bois frais cloué à la hâte pendant la nuit, sans que personne ne puisse être là, sinon des bourreaux anonymes, des caméras braquées avec leur petite lumières rouges allumées. Un imam dira une prière, puis le sol se dérobera d'un coup, comme une balle traverse la nuque, comme un poison entre dans les poumons, comme une bombe éclate, comme tous ceux dont il a pris la vie, avec violence ou avec patience, tous ceux qui l'attendent dans le grand rien, il s'étirera jusqu'à la brisure de son cou, jusqu'au tremblement ultime, et nous regarderons en silence l'homme mourir et le tyran disparaître, en silence encore après la mort, recueillis non pas au souvenir de sa vie, mais à celle de ceux  dont il aura été le destructeur, l'oméga sans but, les poings fermés dans les poches, avec une grande douleur dans le coeur, pour tourner une page douloureuse d'un livre qui n'est pas fini...

     

    (c) Pablo Robinson-12/2006

  • D comme dépression

    Il en est mon frère de la dépression comme d’un long voyage. Marcher sans arrêt, un pas après l’autre, pendant des années, suivre des routes qui ne sont pas nôtres, des chemins de traverse obligés, longtemps suivis par des temps concentrés, des temps d’amour et des temps de haine, des chemins de nuages, où la terre est sentie, mais où elle n’est pas vue, des pas en aveugle avec la main tendue vers un inconnu qui nous guide là où l’on ne connaît pas.

    Puis peu à peu le corps s’essouffle, l’esprit n’est plus là. l’on se prend de lassitude à force de marcher ainsi sans connaître la route, à perdre l’horizon d’un paysage sans brouillard, on se lasse de tout. Encore des pas à poser sur un sol sans nom, des ornières boueuses à longer sans faillir: puis vient la première chute.

    Et d’un coup, les émotions te noient, tout devient trop dur, un geste de compassion, un regard de pitié, un rire dans le dos et la foule qui passe, lente et dense, imprécise et silencieuse. Les larmes qui montent à chaque honte sentie, à chaque trahison de ces nerfs qui lâchent. Des rages sourdes de violences contre soi, de menaces internes pour croire qu’on va vaincre, des batailles perdues à vouloir se parfaire.

    Ce long chemin d’une pente aride, à comprendre enfin que l’esprit est infirme, qu’il faut marcher humble, à petits pas comptés, accepter de soi la limite du temps, un pas après l’autre, une main en avant, sans orgueil pour monter un peu, et sortir de ce trou. Et ainsi apprendre du temps la maîtrise du corps.

    Un matin le soleil ne se lève pas pareil. Il est un peu plus jaune, un peu plus chaud, un peu plus prés: les pas de chaque brassée de volonté sont un peu plus sûrs, un sourire s’esquisse quand l’esprit se libère, et arrive un peu de guérison, un peu de vaillance retrouvée. Mais le temps a passé, et le combat a duré. Il reste des forces à quérir encore pour se sentir à nouveau homme, aspirant pour sa force les forces d’alentour, laissant à d’autres de perdre à leur tour la quiétude de soi.

    Ce combat-là, mon frère, si tu le gagnes, il fait de toi un homme, plus humble que les saints, plus fort que les puissants, plus pur que les enfants...

    (c) Pablo Robinson 12/2006