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  • Les anges sont au nombre de quatre (2)

    715948038.jpgGiono avait passé le reste de la journée et de la nuit à délirer, à avoir froid, puis chaud, puis froid encore. Son père était resté près de lui tout l'après midi. Ils n'avaient pas parlé ensemble, mais chacun pensait que l'autre l'aurait bien voulu. Giono avait toujours quelques chose à vouloir prouver à son père, sans comprendre ni pourquoi, ni comment, sans doute une rivalité psychique, comme aurait dit Dania.  Mais là, il était trop mal. Vers le soir, sa mère vint prendre la place de son père. Giono se demandait pourquoi Dania n'était pas là. Entre deux crises de fièvre, il avait demandé à l'un de ses parents ou à l'autre, s'il avait des nouvelles, mais ils ne disaient rien de plus, lui conseillaient de se reposer et de dormir. Giono fermait les yeux, et tout commençait à tanguer autour de lui, et il restait dans ce bateau mouvant sans pouvoir en sortir. Au petit matin, il se sentit nettement mieux. Sa mère, qui avait dormi dans le canapé du salon, lui prépara un café très fort, puis lui apporta du gateau qu'elle avait fait la veille. Il le mangea avec appétit. Son mal de tête avait disparu. Il se leva, alla prendre une douche très chaude, puis s'habilla. Sa mère tenta de l'obliger à rester couché, mais il voulait absoluement savoir ce qui se passait. Il accepta qu'elle l'accompagne chez les parents de Dania. Ils trouvèrent Giovanni et Miranda en compagnie de la police. Giono compta mentalement qu'on était déjà lundi. Miranda prit sa mère à part et elles allèrent discuter à l'écart, pendant que Giovanni faisait un résumé de la situation. D'après les parents, Dania était partie samedi soir rejoindre des amies au bal municipal, tout le monde l'avait vue danser avec un inconnu, des voisins l'avaient vu repartir en vélo, et depuis, plus de nouvelles. Les policiers avaient fait un rapport détaillé du signalement donné par les parents, ils avaient appelé la police de la route pour savoir s'il y avait eu un accident avec un vélo, ou une victime sur la route. Mais rien. Aucune information, aucun indice. Ils restèrent un moment ensemble, Giono, Giovanni, les policiers, à emettre des hypothèses, à supputer des scénarios. Mais les policiers étaient réservés sur cette histoire. "Des jeunes femmes qui vont au bal et qui dansent avec des inconnus, il y en avait des centaines, et, sauf votre respect, monsieur, elle avait peut être préféré passer le week end avec une autre compagnie". Giono n'était pas dupe, Dania était une fiancée solide et fidèle. Les sous entendus qui fusaient ne l'atteignaient pas. Au bout d'une heure il préféra rentrer chez lui. Il récupéra sa mère dans la cuisine, où elle buvait du thé avec Miranda, salua les parents en promettant de rester à l'écoute. Il sentait la migraine revenir et ne voulait pas tarder.
    Il rentra rapidement, mangea avec sa mère . Au moment où elle allait partir, le médecin arriva, envoyé par son père. Elle resta là pendant qu'il l'auscultait. Il avait les résultats des prises de sang, mais la maladie de Giono, quoique virale, n'avait pu être diagnostiquée avec précision. Le médecin lui fit une autre piqûre, puis il lui donna une liste de médicaments et l'adresse d'un spécialiste que Giono devrait aller consulter dès le lendemain. Le médecin lui conseilla d'aller à ce rendez vous en ambulance, mais Giono préferait conduire, il se sentait nettement mieux. Pendant qu'il se reposait, sa mère alla chercher les médicaments, puis elle le laissa, persuadée qu'il allait dormir. A quatre heures du matin, Giono se réveilla, se doucha, prit un café et partit avec sa voiture. Il conduisait en silence, connaissant la route presque par coeur. Il avait fait ses études à Vérone, et la clinique se trouvait au-delà de la célèbre ville.
    Giono était un  peu surpris. Il se rendait compte que Dania lui manquait de plus en plus, il lui semblait que  tout ce qui composait sa force de travail était en train de se perdre, comme de l'eau qui coule dans le sable. Il n'arrivait plus à se fondre dans son entreprise, à se concentrer sur ce qu'il faisait. L'image de Dania était là, dans ses yeux. et avec elle tout ce qui entretenait son envie d'elle. Il avait quitté l'appartement avant l'aurore. Il faisait toujours nuit, mais le brouillard n'était pas au rendez-vous et la route était sèche. En conduisant, il lui semblait même quitter complètement la conduite de sa voiture et se perdre dans les souvenirs amassés dans sa mémoire depuis si longtemps. il revoyait Dania danser avec lui, en lui, autour de lui, il se rappelait les séances de répétitions pour les concours de danse, la sueur qui collait son tee-shirt contre la peau, la sensation de tenir Dania, ses hanches, ses mains, les odeurs de sa sueur, les frôlements de ses cuisses contre les siennes, leurs étreintes de danse et les simulacres qu'ils faisaient en riant, en frottant leur bassin l'un contre l'autre, en balancements lascifs liés au rythme, leurs échanges de regards, devant les spectateurs, et la complicité qu'ils mettaient à danser ensemble. Et, plus tard, les longs baisers qu'ils se donnaient dans les vestiaires, leurs étreintes amoureuses, passionnées, volées ça et là au gré des endroits, leurs rendez-vous d'amants, leur vie de couple désorganisée par l'absence de vie commune...
    Un phare l'éblouit au passage d'un virage. Il reprit conscience de la route, malgré la fatigue naissante. Dania et lui, c'était d'abord cela, un plaisir partagé des corps. Il ne discutait pas souvent de construire un foyer avec elle, même s'il devait reconnaître que Dania semblait bien attendre autre chose de lui que de se voir deux fois par semaine pour manger ensemble, et assouvir leurs envies de l'autre, sans rien vraiment construire de leur relation. Dania voulait se marier, mais lui ne se sentait pas prêt, il devait parfaire sa vie professionnelles d'abord, il aurait bien le temps de lui faire des enfants après .... Il se reprit: "lui faire des enfants ?" Il s'était mis à parler dans la voiture en conduisant. Il passait à travers des rues des villages sans les voir. Les lampadaires éclairaient trop vite son visage pâle et fatigué, on aurait dit qu'un fantôme conduisait la voiture. Il se rappelait sa mère et ses frères plus petits. Il se rappelait sa cousine, quand elle s'était mariée, puis quand elle avait eu son ventre tout rond, et quand elle avait accouchée. Avoir des enfants prenait une allure de poids dans son imagination. Il s'avoua en murmurant que les enfants, ça ne serait pas son truc, enfin, pas maintenant, sauf si cela pouvait retenir Dania près de lui. Il repensa à l'obsession qu'il avait de son corps, à la douleur qu'il ressentait de perdre le souvenir de le toucher, de caresser sa peau dans le noir, de tâter près de l'épaule la courbe de son sein, de sentir sous ses doigts l'éveil de ses sens, la sentir se retourner contre lui, et poser en dormant sa tête dans son épaule. Puis l'image se brouillait. Elle n'était plus là, et lui se retrouvait dans son lit, froid et vide, handicapé d'érections inutiles et énervantes provoquées par ses rêves d'elle, il se sentait inutile, abandonné et seul. Dania avait un sens pratique que lui n'avait jamais appris à connaître: il avait bien été obligé de se débrouiller quand il était étudiant à Rome, mais son souvenir s'arrêtait à une chambre mal rangée, avec des séances de nettoyage qui l'épuisaient, avec son horreur de perdre du temps à des tâches ménagères, sauf quand il ne pouvait plus faire autrement. Il n'imaginait pas qu'une femme vienne perturber cet équilibre qu'il avait patiemment construit, entre ses habitudes de célibataire, sa vie de travail qui lui prenait beaucoup plus de temps qu'il ne pourrait en consacrer à une famille. Il avait en tête l'image de son père, parti toujours à l'aube, revenant tard dans la nuit, les disputes entre ses parents, la vision de sa mère qui le lamentait de ne jamais pouvoir compter sur lui, les souvenirs qu'il avait quand il était petit, où son père ne le prenait jamais dans ses bras, laissant à sa mère le soin de s'occuper de lui. Giono ne voulait pas d'une vie comme celle-là, même s'il aimait Dania, même s'il faisait tous les efforts possibles pour ne pas la décevoir, pour la garder près de lui. Il se disait que bien sûr, il arriverait un moment où ils devraient faire un choix, et qu'il céderait aux demandes de Dania. Elle avait déjà visité avec lui le terrain qu'ils voulaient acheter, elle avait rêvé avec lui de leur future maison, de son orientation, et Dania semblait si heureuse à ce moment là, que Giono avait joué le jeu jusqu'au bout. Il se dit que finalement, il finirait pas céder, qu'ils allaient se marier, qu'elle serait définitivement sa femme, pour toujours, du moment que lui, Giono, pourrait travailler librement à ses projets. Il se disait que dès que Dania aurait un enfant, les choses seraient plus calmes, plus posées. Elle serait heureuse dans sa maison, et lui serait apaisé d'avoir près de lui celle qu'il aime. 
    Il avait quitté la plaine et abordait maintenant les routes sinueuses de montagne, il lui fallait faire plus attention et jouer avec les pleins phares pour ne pas perdre le fil de la route. Il mit le poste en route. La musique Cubaine inonda  l'habitacle. C’était un CD que Dania avait apporté et qu'elle avait oublié. Giono se détendit un peu. Il sentait qu'il avait moins de fièvre, mais il respirait toujours aussi mal, et il avait l'impression d'avoir du piment dans les poumons. Le jour s'était levé, il ne s'en était pas rendu compte.  Le médecin qu'il devait voir  lui avait donné rendez vous près de Schio, dans une clinique privée. Il pensait que la consultation prendrait une heure, peut-être deux, puis il rentrerait à Suzzara où un rendez vous l'attendait en fin de journée. Il se mit à tousser. Sa bouche prit un drôle de goût. Il prit un mouchoir en papier pour s'essuyer. Quand il put voir ce que sa main retenait, le papier était devenu rouge. Il voyait  les premières maisons du bourg, et plus au nord, les contreforts des montagnes. Il traversa le pont qui passait le Léogra, prit sur la gauche longea la route, jusqu'à ce qu'il vit la pancarte rouillée "clinica per convalescenti de Dr Balkani". Il prit le virage, suivit les indications, entra dans la propriété, puis s'arrêta devant la porte. Il ouvrit sa portière, se leva, puis tout devint flou, il se sentit glisser doucement, pendant que sa bouche s'emplissait de sang ...

  • Les anges sont au nombre de quatre

    1991387641.jpg"Les anges sont au nombre de quatre: Raphaël est à droite, Huriel est à gauche, devant, elle voit Gabriel qui ouvre la marche et protège ses pieds des pierres coupantes, et derrière, Michael ferme la marche. Dania est lumineuse, elle pose ses  pieds sur les pétales de roses. ... " Giono se réveilla d'un coup. il était trempé de sueur, couché sur le canapé du salon. Il ouvrit les yeux, et immédiatement, il eut mal à la tête. Il réussit à s'asseoir, la tête entre les mains, les coudes plantés sur ses cuisses, les yeux fermés. Il se demandait ce qui pouvait bien lui arriver. Dans la pénombre de l'appartement aux volets clos, il avait une vague impression qu'il faisait jour. Il regarda sa montre en se penchant vers le rai de lumière qui touchait son bras. il lut deux heures trente, comprenant qu'on était déjà l'après midi. il prit son téléphone portable, voulut appeler, mais il n'y avait plus de batteries. Il se leva péniblement, chercha dans la pénombre le téléphone fixe, vérifia dans le combiné qu'il y avait une tonalité, puis il fit le numéro de Dania. Pas de réponse. Il laissa un message, puis appela chez ses parents. Giovanni, le père de Dania, répondit. Non, il n'avait pas vu Dania et il commençait à s'inquiéter. Giono essayait de parler normalement, mais ce qui sortait de sa gorge ressemblait à un murmure rauque. Giovanni lui demanda s'il allait bien, mais, à la réponse de Giono, il comprit que ça n'allait pas du tout. Il lui proposa donc de ne pas bouger, et qu'il allait appeler le médecin. Giono n'avait plus la force de résister, il acquiesça, puis raccrocha. L'effort qu'il fit pour se lever acheva de provoquer une nouvelle crise. Il dû se rasseoir, puis s'allonger dans le canapé. La fièvre revenait, il avait froid .....

    Giono ne sut pas quand le médecin arriva. Il avait un visage rouge, des yeux tout ronds, des cheveux roux, et il sentait l'ail. Il était penché au-dessus de lui et il inspectait son oeil avec une lampe de poche. C'est sans doute cela qui l'avait réveillé. Giono regardait le plafond. Quelqu'un avait ouvert les volets, le jour faisait une ombre au lampadaire qui était allumé. Le médecin parlait à quelqu'un. Giono reconnut la voix de son père. Il tenait la cafetière de la cuisine et versait du café dans un bol. Giono  essaya de se relever, mais la douleur dans le crâne recommença. Le médecin prit le bol de café, puis il passa son bras derrière ses épaules, le releva doucement et le fit boire. Chaque gorgée lui brûlait la gorge, il se retenait pour ne pas tousser. Quand il eut fini, le médecin accompagna son geste pour le remettre à l’horizontale. "Vous êtes très malade, monsieur, il faut vous hospitaliser, mais vous n'êtes pas transportable dans votre état." Giono vit la silhouette de son père derrière la médecin qui hochait la tête en signe d'assentiment. "je vous ai fait une piqûre pour faire baisser la fièvre, mais vous avez un syndrome méningé, et vous ne pouvez pas vous lever. il faut rester allongé si vous ne voulez pas avoir trop mal à la tête. Je vais revenir demain matin pour vous faire des examens. Je vous ai fait une prise de sang pour faire des analyses ce soir. Votre père va rester près de vous". Il se releva et alla discuter avec son père dans la cuisine. Giono se sentait un peu mieux, le café lui faisait du bien, et le produit qu'on lui avait injecté lui donnait l'impression de planer.....

     

  • Marcello

    cd68cf122d8730a755e1f5c89cc50915.jpgDans les couloirs de la grande université, il se frayait un passage entre les groupes d’étudiants et de chercheurs. Il avançait en regardant loin, au bout du long corridor, la porte à double battants éclairée par le soleil, dont la lumière éclaboussait les murs sur les cotés. Il régnait une atmosphère sourde, avec le bourdonnement des discussions permanentes entre les gens et les ouvertures incessantes de portes donnant sur les laboratoires. Marcello finit par sortir en clignant des yeux, aveuglé par la lumière crue du soleil. Il avait passé toute la matinée dans son bureau pour terminer un rapport important sur les codages informatiques. Il en avait fait une copie imprimée qu’il tenait à la main et qui, pour l’instant, lui servait de visière contre le soleil.

    Il était entré à 18 ans dans cette université, lauréat de sa promotion, après avoir grillé toutes les classes préparatoires comme des jeux d’enfant. Marcello est un garçon précoce, dont l’intelligence perçante avait été découverte sur le tard par son professeur de physique, à l’occasion d’un concours interscolaire. Un rapport circonstancié avait été fait à la direction de son lycée, et, à la suite d’autres tests, Marcello avait été confié à une école spéciale d’informatique, dont les élèves étaient promus aux services de renseignements, ou aux départements tactiques de l’armée. Depuis 2 ans, il travaillait à Uboldo, dans les locaux discrets de l’université de Milan, noyés dans une zone industrielle au sud de la ville, dont la proximité avec la capitale régionale ne faisait qu’enfler sa population. Marcello avait trouvé un logement tant bien que mal au nord du bourg, entre l’autoroute et la voie de chemin de fer, chez un notable cossu qui lui louait un appartement dans sa propriété, pour une poignée d’euros, grâce à la lettre d’introduction de ses employeurs du moment. La villa était vide la plupart du temps, et le propriétaire avait seulement demandé à Marcello de veiller à ses intérêts, ce qui n’était pas pour lui déplaire, car il pouvait ainsi profiter du jardin et de la piscine, chose rare dans la région. Mais Marcello, passionné par son travail, avait peu de loisirs à consacrer au « farniente », et finalement n’était à la villa que pour dormir, et, de temps en temps, les fins de semaine pour y travailler, quand il ne revenait pas à la maison.

    Au loin, les Alpes brillaient au soleil, couronnées du blanc de la neige, au-dessus des masses grises et brumeuses des contreforts des montagnes. Marcello montait dans sa voiture quand le portable se mit à couiner (Marcello avait installé une sonnerie qui imitait le cri du rat, ce qui faisait mourir de rire ses collègues, surtout pendant les conférences et les réunions). Il prit la conversation en attachant sa ceinture de sécurité. C’était sa mère qui lui demandait si Dania l’avait appelé, car elle n’était pas rentrée depuis samedi, et tout le monde était très inquiet. Marcello s’étonna aussi, ce n’était pas du genre de sa sœur. Bien qu’il ne la voyait que de temps en temps depuis qu’elle travaillait et que lui avait commencé ses études, il n’imaginait pas Dania découcher sans prévenir, mais, après tout, elle avait 27 ans maintenant, elle était assez grande pour se gérer toute seule. Enfin, c’est ce qu’il dit à sa mère, en lui promettant de chercher de son coté. On était lundi midi, après tout, et elle n’avait pas de compte à rendre, même si cette absence était anormale. Il ferma le portable et le posa sur le siège du passager, puis sortit de « l’usine » (le site de recherche ressemblait à une usine de production, copie presque conforme aux autres bâtiments de la zone), et partit pour aller déjeuner au Ristorante di Cavalieri, un établissement sans prétention près des carrières de Gorla Minore, où il devait retrouver des amis qui travaillaient dans les environs. Mais l’absence de sa sœur le rendait un peu nerveux. Il était rentré à Guastalla pour le week end, et il avait vu sa sœur samedi avant qu’il ne parte voir ses copains. Ils étaient ensuite partis à Vérone, avaient passé la nuit dans les discothèques de la ville avant de rentrer dimanche midi. Après une sieste, il avait repris le train dimanche soir pour Milan, sans revoir sa sœur. Marcello rappela à la maison dans la soirée. Il tomba sur son père, qui, malgré ses paroles rassurantes, laissait passer dans sa voix un accent angoissé. Au bout de leur entretien, Marcello finit pas admettre que cette absence était pour le moins bizarre, et qu’il rentrerait si la situation n’avait pas évolué d’ici 2 jours. En attendant, il avait demandé à son père de voir si des messages étaient arrivés sur l’ordinateur de Dania. Mais son père n’y connaissant rien en informatique, il lui suggéra de ne rien toucher, et que finalement il rentrerait au plus vite.

    Il se prépara pour une absence de plusieurs jours. Il avertit ses collègues et ses professeurs en donnant comme explication un problème dans sa famille, et, après être passé à la villa prendre ses affaires et son ordinateur portable, il reprit le chemin de Gustalla en prenant l’autoroute de Rome, en espérant qu’il n’allait pas s’endormir au volant. Dès qu’il le put, il prit un auto-stoppeur sur une bretelle d’accès, pas tant par charité chrétienne que parce que son passager le tiendrait éveillé jusqu’à la sortie de Parme. C’était un étudiant en psychologie, qui lui raconta rapidement ses études à Milan et lui exposa son thème de doctorat, orienté dans les capacités de télépathie de certaines personnes. Marcello n’était pas intéressé par le sujet, mais la conversation tint ses promesses, et il arriva à la sortie de Parme dans les temps prévus, et sans incident, malgré la circulation dense des camions qui revenaient d’Europe ou qui allaient livrer dans le sud de l’Italie.

    Marcello arriva chez ses parents au moment où ils se mettaient à table. Sa mère avait fait du rizotto, le plat préféré de Dania, comme si cette attention allait la faire revenir. Marcello posa quelques questions, mangea en vitesse, puis entreprit d’allumer l’ordinateur de sa sœur. Il était sûr que si Dania savait une chose pareille, elle piquerait une colère mémorable, car elle détestait que l’on aille dans son « jardin secret ». Marcello n’eut pas trop de mal à passer la barrière des mots de passe, car ils les connaissait depuis longtemps, et sa sœur ne les avait pas modifié. Il ouvrit le logiciel de courrier. Il n’y avait rien de particulier, des mails de Giono qui n’avaient rien d’intéressant, où il ne parlait que de ses modèles, de ses rendez vous, et de ses maux de tête. En cherchant plus loin, il trouva des mails d’un certain Barri Quinaud. Dania semblait entretenir une correspondance serrée avec cette adresse. Il chercha les propriétés d’origine des appels, et positionna le correspondant dans l’île de Santa Lucia . les échanges étaient placés visiblement sous le signe de l'amitié, et tout semblait se passer avec des questions d’ordre philosophique, spirituelles, ou affectives. Marcello lisait des messages où le Barri en question donnait à Dania des éléments de comportement dans la vie de tous les jours, des informations sur la manière de voir les autres. Il lut ainsi plus d’une dizaines de messages, étalés depuis plusieurs semaines. Il semblait que les premiers échanges dataient d’après les vacances. Marcello savait de Dania était partie avec Giono prendre quelques jours de repos dans le sud de l’Italie, aussi, il imagina que Dania avait pu rencontrer ce type et qu’ils avaient gardé le contact. Il ne trouva rien d’autre dans les messages. Vu la distance entre Guastalla et les Antilles, il n’imaginait pas que Dania soit partie aussi loin. Et de toutes façons, rien dans sa correspondance n’évoquait le moindre rendez-vous, ou le moindre déplacement, à moins que Dania n'ait effacé des messages reçus.

    Marcello regarda encore dans le bureau de sa sœur. C’était bien un bureau de fille : les dossiers rangés n’importe comment, des bouts de papiers griffonnés sans suite, des livres entassés avec des signets en feuilles annotées rapidement, un verre qui avait contenu du café caché sous des dossiers de son travail, des lettres posées sans avoir été ouvertes… et en plus, le bureau de Dania ressemblait trop à un bureau de travail, comme si elle avait déplacé son emploi pour y être encore après les heures passées à l'usine….

    En montant voir dans la chambre de sa sœur, il rencontra son père dans l’escalier. Il lui fit part de ses trouvailles, mais son père était au courant pour les échanges avec Barri. C’était un type charmant. Il lui semblait qu’ils s’étaient rencontrés sur Internet, à la suite d’un congrès professionnel depuis quelques années. il avait téléphoné quelques fois à Dania, et elle l’avait présenté par la caméra d’internet. Ce monsieur échangeait des idées et des solutions de travail avec Dania, sur des problèmes de travail, et de relations. Il semblait être très instruit. Marcello continua ses recherches dans la chambre de sa sœur. Il y retrouva cette odeur de fille qu’il connaissait depuis toujours. Quand il était petit, Dania et lui partageait la même chambre. C’était avant que leurs parents ne refasse la maison, après l’incendie. Dania était plus âgée que lui, de 5 ans, et elle s’était occupée de Marcello comme d’une poupée. Jusqu’à ce qu’il sache un peu se défendre, elle s’organisait pour le garder après l’école, jouait à la maîtresse avec lui, lui donnait son bain quand leur mère l’autorisait, jusqu’au jour où Marcello finit par trouver ses marques et se défendit de se retrouver tout nu devant sa sœur. Mais leur complicité fraternelle était restée intacte. Il chercha derrière le lit et sous le matelas, c’est là que sa sœur cachait ses secrets quand elle était petite. Mais il ne trouva rien. Il regarda la peluche préférée de Dania. C'était autrefois une peluche qui était sensée représenter une souris de dessins animés américain. Elle l'appelait Jerry. Maintenant c'était devenu une vague forme animale. Les yeux avaient disparu, le fil cousu pour représenter la bouche avait été reprisé à plusieurs reprises. Mais Dania n'en démordait pas, c'était son objet fétiche. Il le prit entre ses mains, pour tâter si un objet pouvait être caché à l'intérieur, sans résultat. Il ressortit de la chambre, passa la salle de bain au peigne fin. Rien ne manquait. Dania était partie sans rien emporter. Marcello était de plus en plus inquiet.

    Il redescendit dans le bureau, reprit le fil de la messagerie de sa soeur. Il envoya un message à l'adresse de Barri: "monsieur Barri. Je suis Marcello, le frère de Dania. Elle n'est pas rentrée à la maison depuis samedi soir. Nous sommes très inquiets. Pouvez-vous me joindre s'il vous plait." il envoya le message d'un clic de souris.

  • Malko ouvrit les yeux (3)

    «vous êtes blessé ? Vous avez eu un accident ? Qui c’est ces chauffards ? »  dit-il en montrant la route devant lui. Malko essaya de parler mais il claquait trop des dents et sa réponse ressembla plus à une espèce de longue vibration. «venez avec moi, je vais vous emmener à l’hôpital !» Malko reprit un peu ses esprits et réussit à articuler : «pa pa pa pa  blé blé bléssé ! Aidez aidez moi moi  à à re re prendre mo mo mon vévé lomo lomo teur …. Si s'il vous vous plait ! ». L’homme balaya alentour avec sa lampe, la lumière accrocha l’engin qui était tombé. «je ne voudrais pas le décevoir, mais s'il comptait rentrer chez lui avec ça, neh !» Et il montra à Malko le vélomoteur écrasé : la fourche était tordue, et on voyait bien que la voiture avait roulé sur les roues couchées après l’accident et les avait complètement voilées. L’engin était inutilisable. «je vais le ramener en ville. Il habite loin ? Il veut appeler la police ?» Malko  fit signe que non. Il était tout près de son sauveur maintenant. Il murmura plus facilement :
    «- ces gens-là ont voulu me tuer, mais je ne sais pas qui c’est, celui qui me cherchait ne parlait pas  italien.
    - montez dans ma voiture, je vais vous ramener chez vous, nous parlerons en route.
    - mais je suis trempé et plein de boue ! Je vais salir votre  voiture !
    - on s’en fiche, vous grelottez ! Attendez ! »
    Il ouvrit le coffre, en sortit une couverture, la déplia autour de Malko et l’enroula dedans. La couverture sentait le chien. « C’est la couverture que j’utilise pour  promener mon chien, elle pue, mais elle va vous réchauffer, et elle protégera mon siège, neh ? » Malko reconnu l’accent milanais. il monta  sur le siège du passager, le conducteur ferma la porte sur lui. « Nous reviendrons demain chercher le vélomoteur. Pour l’instant je vous ramène chez vous ! Vous habitez loin ? »  Malko lui répondit qu’il était à Pomponesco, à quelques kilomètres. Le conducteur connaissait le bourg, il travaillait dans la zone industrielle, il était responsable de la sécurité dans la grande usine de fabrication de contreplaqué. Malko se dit qu’il était surtout très bavard. C'était un grand type, avec un tête longue et un menton en galoche. Malko remarqua qu'il était habillé avec un col roulé noir, on aurait dit un curé.
    « Ah ! Je ne me suis pas présenté, n’est-ce pas, neh ?  Mon nom est Petro, Petro Vicenti.   Voilà, nous arrivons ! Je vais le ramener chez lui, neh ? Et nous appellerons la police. Il faut le faire, ce qui lui est arrivé est grave, neh ? Ils ont voulu le tuer, neh ?» Malko ne l’entendait plus, le chauffage de la voiture l’engourdissait, la couverture lui faisait comme une carapace, il avait chaud, il était presque bien. Sauf son slip mouillé qui lui collait aux fesses. Il détestait sentir du linge mouillé contre lui, et pire encore, au niveau de la ceinture et en dessous. Il avait fini par donner l’adresse de la vieille maison, après la place centrale du vieux village, oui, tournez encore à droite, puis à droite, oui. Oui c’est là, à gauche….
    La voiture s’arrêta en face du vieux portail à deux battants qui donnait sur la cour. Malko se disait à chaque fois qu’il passait sous le porche que cette bâtisse avait dû être  l’atelier d’un maréchal ferrant. Il sentait ça dans les murs, mais il n’aurait su dire pourquoi. Petro était descendu de sa voiture. Pendant qu’il faisait le tour pour lui ouvrir la portière, Malko s’était rendu compte que c’était une wolkswaggen  récente, d’un beau bleu marine. Les reflets des éclairages publics orange lui donnaient une allure particulière. Il descendit remercia son sauveteur et l’invita à rentrer à l’intérieur. Petro semblait prendre toutes les initiatives : il ouvrit la porte de la cuisine sans frapper. La gouvernante, en le voyant rentrer avec un fantôme couvert de laine brune  poussa un cri de surprise et lâcha l’assiette qu’elle tenait et qui alla se fracasser sur le carrelage. Petro s’excusa, et, entourant Malko avec ses bras, il défit la couverture. Magda le reconnut et poussa un nouveau cri, et alla s’asseoir sur une chaise. « Vous allez me tuer, monsieur Malko ! que vous est-il arrivé, vous êtes plein de sang ! » Malko la calma, finit de se débarrasser de la couverture, lui demanda de faire chauffer de l’eau, proposa à Petro de prendre un café, le temps qu’il aille se changer. Magda s’empressa de proposer un chaise à son hôte, et commença à s’affairer autour du vieux fourneau. Petro semblait ravi. Il reprit son couplet de présentation avec Magda. Il faisait bon dans la cuisine, ça sentait la soupe, avec des odeurs de poireau, de chou, de céleri. Pendant que Malko s’éclipsait vers la salle de bain, Magda invitait Petro à goûter la soupe en lui demandant de lui raconter tout sur cette épouvantable histoire.

    Malko ferma la salle de bain. Pendant que le robinet remplissait bruyamment d'eau fumante le broc en émail, il se déshabilla. La veste en cuir était tachée de boue et trempée, mais il avait toujours l’écharpe sur lui. Elle avait été protégée par la veste, et, à part les extrémités restées dehors, elle était encore propre. Malko sentit encore le parfum prisonnier de la laine, puis il rangea l’écharpe sur un portemanteau cloué derrière la porte. Une fois nu, il se réchauffa au contact de l’eau chaude, lava les plaies superficielles qu’il avait sur les mains, se sécha vigoureusement, badigeonna les plaies avec un coton teinté de mercurochrome, une bouteille antique qu’il avait repéré en arrivant, puis remit son kimono, et, par-dessus, un peignoir en éponge qui lui tiendrait chaud. Il récupéra les chaussons ancestraux qui étaient posés sous le meuble et sortit.
    De retour dans la cuisine, il remarqua le regard de Petro. Il avait un sourire particulier et fixai Malko comme s’ils se connaissaient depuis cent ans. Non seulement Malko le trouvait bien bavard, mais en plus, il se demandait si cet homme là n’avait pas des tendances un peu homosexuelles. Il décida de s’asseoir à l’opposé de la table de la cuisine. Avec Magda comme gardienne entre Petro et lui.
    « - Alors, vous voulez vraiment que j’appelle la police ? Je n’ai aucun élément, je ne sais même pas ce que c’était comme voiture, je ne suis pas sûr qu’il l’ai fait exprès, même si le comportement de l’homme qui me cherchait me semblait très bizarre. Le seul élément dont je dispose, c’est qu’il ne parlait pas italien. »
    Petro ne se découragea pas : « vous savez, monsieur Malko, oui, madame Magda m’a dit comment vous vous appelez, vous ne pouviez pas me parler tellement vous étiez choqué dans la voiture, oui, monsieur Malko, donc,  si vous, vous n’avez pas d’éléments, vous savez, avec le métier que je fais, j’ai pris l’habitude de réagir très vite en cas d’accident. Vous comprenez, quand vous devez faire un rapport d’enquête à la suite d’un accident dans une usine aussi importante  que la nôtre, vous devez savoir tout enregistrer tout de suite, neh ? Donc ne vous en faites pas pour la voiture, neh, j’ai tout enregistré, vous savez. Cette voiture, c’est une voiture de location, neh, à cause de la marque  et parce que elle vient de Parme, neh ? oui, j’ai réussi à retenir le numéro, donc, neh, il n’a plus à s’inquiéter de la voiture, madame Magda, neh ? et avec le numéro de la voiture, on saura qui était le locataire, neh ? »
    Malko ouvrait la bouche pour se défendre, mais l’autre tenait à continuer.
    « monsieur Malko, vous savez, dans mon usine, il y a beaucoup d’étrangers, neh, et comme ça je suis bien obligé de connaître un peu les langues qu’ils parlent, neh, alors je comprends un peu le Turc, un peu le croate, un peu le serbe. Dites moi, monsieur Malko,  vous vous rappelez un peu des mots qu’il a prononcé, le type qui vous cherchait ? » Malko réfléchit un moment. La vieille Magda les regardait tour à tour, médusée. « je crois qu’il a dit quelque chose comme pichou ou pichcou materina, ou un son comme ça ». Petro rayonnait : « pitchkou materina !  c’est un juron qu’on prononce  surtout dans le  Monténégro. Je ne vais pas vous dire ici la traduction, neh, parce qu’il y a une dame, mais c’est un vrai juron de là-bas ! hé bien, il voit que ça sert les langues étrangères dans la sécurité,neh ? Donc, là, nous avons une voiture de location et un monsieur pas très poli qui vient du Monténégro. Il ne sera pas difficile avec ces éléments de déposer une plainte, neh, et en plus, si ils sont partis comme ça, neh, c’est bien qu’ils avaient quelque chose de pas clair dans la tête, neh ?  tenez, monsieur Malko, vous êtes un garçon sympathique, et madame Magda a fait une soupe merveilleuse, neh, alors je vais l’aider ce jeune homme, neh ? et comme je connais bien des carabiniers de Pomponesco, je vais aller les voir demain, et je ferai les démarches pour lui, et il aura juste à aller signer les papiers, neh ? »

    Malko  regarda la vieille Magda. Elle était aux anges. Il était sûr qu’elle passerait la nuit à écouter un pareil énergumène. Ils mangèrent ensemble la soupe, puis le fromage. Malko prétexta un mal de tête et une douleur à la main pour les laisser, remercia avec un sourire forcé Petro, de son dérangement, promit de passer à la gendarmerie le lendemain, et monta se coucher. La journée avait été rude, les surprises conséquentes, et Malko, roulé en boule dans le lit glacé, se demanda à quoi pouvait bien ressembler cette histoire. Comment l’écharpe de la fille avait-elle pu atterrir sur le parapet du pont ? Pourquoi ces types l’avaient sciemment bousculé dans le fossé et cherché à le trouver ? Et qui était ce Petro qui lui tombait dessus comme par hasard ? et comment se fait-il qu’il ait pu connaître le numéro de voiture de ces types aussi vite, la nuit, en pleine campagne…. Malko s’endormit avec des rêves de grenouilles dans les chaussures.

  • malko ouvrit les yeux (2)

    Il repéra la cafetière que Magda, la vieille gouvernante, avait laissée sur le fourneau d’un autre âge, chaud encore, qui dispersait une odeur acre de charbon consumé. La cuisine était propre, meublée d’étagères avec des rideaux en carreau vichy rouge, d’une commode où étaient rangée la vaisselle, d’un placard en vieux bois clair, enfoncé dans le mur, d’une table à pieds carrés d’allure rectangulaire, avec une éternelle toile cirée sans couleur définie, sur laquelle attendait un bol en porcelaine jaune, une cuillère et un pot de confiture entamé à peine de quelques fraises confites. Et devant, le gros pain coupé en deux, avec le couteau à crans que Malko reconnaissait à la couleur du manche en fausse nacre. C’était celui que sa mère utilisait quand il était petit  pour l’épater en lui coupant de fines tranches de ce pain dense et lourd qu’elle tartinait de compote en semaine et d’un peu de beurre le dimanche.

    Il sourit en prenant le couteau et en se coupant de nouveau une fine tranche de pain. Mais la trame de la mie n’était plus la même, la pâte contenait moins de farine de fève, et la tartine n’était pas aussi jolie que celles de son enfance. Il entreprit d’y coller un peu de confiture, se versa un trait long et noir de café, et déjeuna en silence. Peu à peu, la lumière changea, et de la blancheur blafarde et aveugle, la vitre de l’unique fenêtre de la cuisine  devint plus jaune, plus brillante, et l’ombre d’une branche apparut, avant que finalement, sans doute sur un coup de vent, le brouillard disparut complètement et que l’image du jardin se profilât derrière le rideau. Malko se mit à sourire dans le silence, l’arrivée du soleil le rendait joyeux. Derrière lui, la porte s’ouvrit, et la vieille dame entra, entraînant avec elle l’odeur rance de ses vieux vêtements, le parfum de l’encens rapporté de la messe, et le courant d’air frais de la rue. Ils se saluèrent, s’embrassèrent  du bout des lèvres, du bord de la joue, puis elle rangea sur la paillasse de l’évier les commissions qu’elle rapportait dans un  vieux cabas, tandis que Malko se rasseyait pour finir son café. Il était plus de dix heures, et il ne savait pas ce qu’il allait faire de cette journée dominicale....

    Finalement, après avoir tourné en rond dans la maison et rangé sa chambre, il prit  le vélomoteur que son père avait laissé, et décida d’aller se promener le long du fleuve, en roulant sur les routes de digues. Sa promenade l’emmena vers Guastalla, et il prit la petite route qui menait au bord de l’eau en passant devant le cercle hippique. Le soleil s’était bien levé, et le vent poussait les feuilles mortes en travers de la route. L’air froid faisait pleurer Malko, et ses larmes,  entraînées par la vitesse, glissaient sous le rebord du casque et allaient mouiller ses cheveux. Il s’arrêta au bout de la route, car les crues récentes avaient déposé de la boue, et il ne voulait pas prendre le risque de tomber. Il prit le chemin de halage, en admirant les rayons du soleil se refléter sur les crêtes d’eau, puis en repérant les traces que les animaux avaient laissées dans le limon déposé par le fleuve. Il suivit du regard le passage de hérons qui s’étaient envolés à son approche. Les oiseaux passèrent au-dessus de sa tête, puis firent un virage pour passer sous le grand pont qu’il avait emprunté. Son regard fut attiré par une tache jaune suspendue sous les arcades. Il ne voyait pas bien à cause du soleil, mais il trouva cette tache de couleur incongrue à cet endroit. Il décida de se rapprocher, en suivant le chemin jusque sous l’édifice. Ses chaussures de ville glissaient et il quitta le chemin pour marcher dans les herbes folles du talus de la digue. En s’approchant, il vit que c’était une forme longue, une bande de  tissu ou de papier. Elle était accrochée au bord du parapet et pendait dans le vide, retenue sans doute par un obstacle quelconque. Cette couleur semblait lui rappeler quelque chose, mais il n’arrivait pas à se souvenir. Il n’y avait rien d’autre d’intéressant dans le coin, à part de curieuses cabanes en forme de bateaux, perchées sur la digue et attachées par des câbles rouillés aux peupliers plantés là pour retenir la terre. Malko revint à son vélomoteur. Il était seul, le paysage semblait figé par l’hiver, il n’y avait rien que le ciel, l’eau, la digue. Ce paysage lui rappelait ses lectures d’enfant, à l’école primaire, où il avait appris à lire sur des extraits de Jean-Christophe, le roman de Romain Rolland, lorsque Jean-Christophe racontait ses aventures sur les bords du Rhin, avec les gravures imprimées, qui ressemblaient à ce paysage. Après un dernier regard, il reprit le vélomoteur et se dirigea vers le pont.

    Malko arrêta le moteur là où il pensait avoir vu la tache jaune. Le pont était désert. Une voiture passa en entraînant un courant d’air qui lui coupa le souffle. Il traversa rapidement, passa au-dessus de la balustrade de sécurité, et, en se tenant au garde fou, inspecta le tablier au-dessous de lui. Tout en bas, le torrent grondait avec le bruit amplifié par  l’écho formé par les piles du pont. Il aperçut le tissu. C’était une écharpe jaune. Elle était accrochée par une cornière du garde fou. Il rejoignit l’endroit, se pencha de nouveau, et récupéra l’écharpe. Avant de traverser, il la prit à deux mains, la regarda de nouveau. Il avait vu cette écharpe, sur quelqu’un, c’était sûr. Il décida de la mettre dans sa veste de cuir, puis il rentra à Pomponesco. Le soleil disparaissait déjà derrière les collines, en laissant dans le ciel une longue trace rougeoyante. Il aurait de quoi s’occuper pour la soirée...

     Après avoir récupéré l’écharpe et l’avoir mis autour de son cou, il s’était apprêté à repartir sur le vélomoteur, mais, au moment où il remontait le col de la vieille veste de cuir, il sentit le parfum qui était resté incrusté dans la laine de l’écharpe. Un parfum d’agrume et d’anis, dont le souvenir lui était revenu immédiatement. Cette écharpe était celle de la fille avec laquelle il avait dansé hier soir, samedi ! il avait fait le rapport entre la couleur jaune et le parfum, et le souvenir de la soirée avait réapparu dans sa mémoire presque immédiatement. Les danses, les mots un peu bizarres qu’elle avait prononcés avant qu’ils se quittent…

      Il avait serré encore plus l’écharpe contre son cou et était partit en pédalant pour faire démarrer le vélomoteur. Il trouvait très bizarre que cette écharpe se soit trouvée à cet endroit, et pendant tout le trajet, il n’avait cessé de chercher dans sa mémoire si la fille lui avait donné son nom. L’écharpe était roulée autour de son cou, elle lui protégeait le bas du visage, les deux extrémités pendaient derrière lui et s’envolaient avec la vitesse. Bien qu’il n’ait pas de rétroviseur, Malko avait senti qu’une voiture le suivait. Il voyait les phares qui éclairaient devant lui. Malgré le froid qui était retombé avec la nuit, il avait à plusieurs reprises fait des signes pour que la voiture le double. La route était déserte, dégagée, bordée par les champs de la plaine,  la voiture avait largement la place de passer, et la vitesse trop lente du vélomoteur ne justifiait pas, selon la réflexion que s’était fait Malko, qu’elle reste derrière lui. Il se demandait si ce n’était pas encore un vieux pépé qui rentrait de sa promenade du dimanche. D’un coup, il entendit le véhicule lancer le moteur, et commencer à le doubler. Il n’eut pas le temps de comprendre ce qui arrivait. Le véhicule vint à sa hauteur, il vit nettement le passager le regarder attentivement, puis la voiture fit une embardée vers la droite, frappant le guidon du vieux vélomoteur. Déséquilibré, Malko ne put rien faire d’autre que lâcher le guidon et se laisser tomber sur le coté de la route, en essayant de se protéger le visage. Il tomba en roulant dans l’herbe du bas coté, et termina sa course en glissant dans le fossé de bordure. L’eau du fossé était glacée et elle envahit tout de suite ses chaussures et son pantalon, provoquant une série de frissons qui tétanisèrent Malko. Il essaya de reprendre ses esprits, sentant qu’il ne souffrait que des écorchures qui lui piquaient les mains. Il rampait pour sortir complètement de l’eau lorsqu’il vit la silhouette d’un homme courir vers lui dans la pénombre de la nuit naissante, avec un peu plus loin, les feux rouges des freins de la voiture. Malko sentit que cet instant devenait très dangereux. L’ombre se rapprochait en marchant doucement, sans se précipiter comme quelqu’un qui vient porter secours. Il était encore à quelques mètres. Malko rampa en arrière, en essayant de se cacher dans les herbes qui bordaient le fossé. L’eau glaciale revint dans ses chaussures, remonta  le long de ses jambes au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans le fossé. Il retint un cri quand elle atteint son slip et mouilla son ventre. L’homme s’était encore approché. Malko distingua quelque chose dans sa main, une forme longue et noire. Il se fit encore plus petit dans les herbes. Une voiture passa, aveuglant alors celui qui semblait le chercher, puis il entendit le coup de freins brusque, un bruit de dérapage, et plus loin une porte qui claquait et un cri de colère. L’homme se retourna, jura dans une langue que Malko ne connaissait pas, puis il courut à la voiture qui semblait l’attendre. Elle partit en faisant patiner les roues sur l’herbe du bas coté pour éviter l’autre voiture qui avait fini sa course au milieu de la route. Malko se releva lentement. Il ne voyait rien d’autre que les feux rouges de la voiture arrêtée et ceux de ses agresseurs qui disparaissait au loin. Il commençait à claquer des dents, tant par le froid qui lui gelait le ventre et les fesses que par réaction à ce qu’il venait de vivre. L’homme qui avait crié appela de son coté. Malko lui répondit. Il vit le faisceau d’une lampe de poche balayer l’air de son coté, puis l’aveugler. Il se protégea avec sa main ensanglantée, en demandant à l’autre de baisser sa lampe. Il marchait à petit pas. Ses chaussures pleines d’eau faisaient des gargouillis à chaque pas. L’homme à la lampe le rejoignit.

  • Malko ouvrit les yeux -1-

    Malko ouvrit les yeux et regarda la fenêtre, et, au-delà, la trace de lumière laiteuse qui diffusait par les rideaux, encore pâle du jour naissant. Il sentait la fraîcheur de la chambre mal chauffée, et la douceur tiède des draps, de son oreiller. Il referma les yeux avec une jouissance contenue de se pelotonner encore dans son lit. La chambre était vieillotte,  les murs étaient couverts d’un papier blanc qui avait été passé à la peinture à l’eau avec un balai, semble-t-il, et cela donnait une fausse allure pastel. La fenêtre fermait mal, il sentait un courant d’air traverser la pièce au-dessus de son visage, et cette sensation lui donnait encore plus de plaisir à s’étaler dans le tiède du lit. La lumière du jour ne changeait pas, et cela l’inquiéta. Il aimait que le soleil finisse par se montrer et trace un rai de lumière franche sur le mur d’en face. C’était alors pour lui le signe du réveil. Mais aujourd’hui, le soleil n’arrivait pas. Il se leva, en posant avec prudence les pieds sur le carrelage froid de la chambre, en remontant le caleçon noir de son kimono. Il avait beau scruter, écarter les rideaux, il ne voyait ni la rue ni la place. Le brouillard avait envahi le village, et il ne distinguait rien.
    Il s’était installé dans la vieille maison de son père, en utilisant une des chambres abandonnées depuis plus de vingt ans. Un méchant interrupteur en porcelaine lui donnait la lumière électrique depuis un abat jour couvert de papier taché de chiures de mouches, et l’ampoule transparente laissait voir le filament incandescent. Cela lui rappelait son enfance, lorsqu’il était tout petit et qu’il regardait une ampoule analogue à celle là, hypnotisé par la lumière au fond de son petit lit à barreaux. Il se souvenait très précisément de cette image, et cela le bouleversait. Il se retourna pour mieux voir ce qui faisait son environnement : le lit fait d’un sommier de planches jaunes et mal dégrossies et d’un matelas ancestral, fait sans doute d’un mélange de crin de cheval et de laine, comme on les faisait au début du vingtième siècle, un lit au fond dur, mais bienfaisant par la chaleur rendue. Les draps étaient encore ceux de l’ancien temps, tissés à la main, lourds et souples, et la couverture avait dû être récupérée à la fin de la guerre, car on pouvait encore lire l’inscription « US RED CROSS » en travers de la trame de laine brune. Près du lit, une table de toilette avec sa vasque en terre émaillée enjolivée de fleurs bleues, et le broc à eau posé à coté. Malko trouvait un certain charme à se débarbouiller là en sortant de son lit, même s’il affectionnait de se doucher en se levant. Mais là, la salle de bain était en bas, et le silence de la maison ne lui donnait pas envie de descendre tout de suite. Il écouta les bruits assourdis par le brouillard. De temps en temps, une voiture passait, en laissant autour d’elle le seul bruit des pneumatiques sur les pavés de la rue, vite avalé par  la cécité laiteuse. Au loin, des sonneries de cloches marquaient au feutré du silence que les églises annonçaient les messes. La gouvernante qui habitait en bas avait déjà dû partir.

    Il finit par se lever avec un soupir, mit la veste du kimono qui lui servait de pyjama, prit ses affaires et sortit pour descendre vers la salle de bains. L’escalier en pierre était gelé, et il descendit sur la pointe des pieds. Une odeur de café froid et de cendres montait par le couloir, en bas. Il ouvrit la porte de la salle d’eau, la referma en bloquant la serrure avec une chaise. Avant de se déshabiller, il fit couler l’eau chaude, qui ne tarda pas à venir, et il commença à remplir le vieux tub en tôle avec un broc en émail jaune. La pièce se remplit rapidement de vapeur, et la température monta assez pour qu’il se sente bien. La fenêtre qui donnait sur la cour avait des rideaux qui avaient dû être blanc un jour, des dentelles de coton à petits points, qui laissaient passer la lueur que le brouillard du dehors voulait bien abandonner à sa vue. Malko  se déshabilla, posa un pied dans l’eau chaude, puis un autre, et commença à s’arroser en prenant la coupole en cuivre qu’il remplissait d’eau et faisait couler sur son visage, puis dans son dos, puis sur ses bras, son corps. Il y avait sur une étagère une savonnette neuve, encore emballée dans du papier soufré. Il tendit le bras, en ouvrit l’emballage et la sentit longuement. Elle avait un parfum où se mêlaient la lavande et l’amande. Il frotta la savonnette sur l’éponge naturelle qu’il avait trouvé en arrivant, et se lava, attentif à regarder le blanc aveugle de la fenêtre, de peur d’être surpris  par un regard de fantôme qui apparaîtrait d’un  coup derrière le carreau. Après s’être frotté et lavé, il refit couler l’eau sur son corps aussi longtemps qu’elle était encore tiède. La chaleur de son corps provoquait des volutes de vapeur par-dessus la chair de poule que provoquait le froid de la pièce. Il sortit du tub, jeta la grande serviette au sol sous la glace, et entreprit de se regarder du haut en bas. Toujours nu, il se brossa les dents en continuant à se regarder, indifférent maintenant à l’air glacé de la salle d’eau, au mouvement de son corps qui accompagnait le mouvement de son bras et de la brosse à dent. Il avait vu dans un film américain, « Platoon », croyait-il se souvenir, qu’il fallait brosser ses dents pendant au moins trois minutes pour que le fluor puisse pénétrer dans l’émail et durcir les dents. Alors Malko se lavait les dents en lorgnant de temps en temps sur la montre qu’il avait posé sur la tablette en marbre de la salle de bains. Lorsqu’il eut fini son manège, il se coiffa, en prenant soin de rabattre ses cheveux en arrière, puis il s’habilla sans hâte, se chaussa en forçant dans ses chaussures, qu’il détestait délacer. La pièce sentait maintenant la lavande, les murs et les vitres ruisselaient de vapeur condensée. Il ouvrit la porte et monta avec son kimono plié sous le bras, fit son lit et redescendit pour déjeuner.

  • Giono

    L'automobile laissait échapper dans l’habitacle son odeur de voiture neuve. Giono s’était levé tôt, il devait travailler encore aujourd’hui pour finaliser un dossier malgré la migraine qui lui tenaillait encore  le crâne  depuis hier. Il n’en finissait pas de réfléchir à tous ces dossiers à préparer. Cela faisait plusieurs semaines qu’il était constamment occupé par la refonte de l'entreprise. Il avait fallu revoir de fond en comble l’organisation de la fabrication des machines, remettre en cause avec les employés de la petite usine les  habitudes gardées depuis des années. Giono s’en voulait d’être malade. Il voulait à tout prix démontrer à son père que c’est lui qui avait raison, et que la réorganisation de l’usine devait passer par des changements profonds, et que la concurrence ne leur ferait pas de cadeaux. Giono avait fait des études de planification industrielle pour reprendre quand le moment viendrait la petite usine que son père avait développée. Il fabriquait  des machines pour les charcuteries et les boucheries, des appareils à couper, trancher, cuire et dresser les viandes. Son père avait commencé en fabricant des appareils à couper le jambon en fines tranches, avec l’idée de développer son invention pour les producteurs de jambon de Parme. Ce qui n’avait pas tardé à se faire. Depuis, il avait développé de nouvelles machines, dans la grande tradition de la région industrielle. Beaucoup de bricoleurs des années d’après guerre avaient profité des accords avec les américains pour développer des petites industries qui fabriquaient des machines spécialisées pour envoyer au Etats-Unis. Des fours à pizzas, des meubles frigorifiques, des articles de cuisine et de conditionnement pour les applications alimentaires. Mais la récente ouverture des marchés asiatiques, la folle course aux prix, et par voie de conséquence l’abaissement de la qualité des produits fabriqués sous le sceau de la mondialisation avaient failli faire disparaître toutes ces petites usines de la région.

    Ce qui sauvait les petits fabricants comme le père de Giono, c’était finalement de pouvoir faire des produits de haute qualité pour des clients moins regardants sur le prix que sur la durabilité des machines qu’ils achetaient. C’est là que Giono voulait changer les choses. Faire des équipements haut de gamme, avec une qualité irréprochable et un service commercial digne des grandes marques. Il travaillait donc depuis des mois sur le nouveau catalogue, discutait des heures avec l’agence de communication qu’il avait engagé, et finalement avec aussi son père et l’équipe existante, peu encline à de tels changements, et inaccessibles aux risques que l’époque faisait peser sur leur avenir.

    Dania avait compris depuis plusieurs mois que le projet de Giono lui prendrait encore des semaines et des mois de travail, et qu’il ne serait pas aussi disponible qu’elle le souhaitait, comme le souhaiterait d’ailleurs n’importe quelle femme. Giono était bien conscient de cette difficulté, mais il ne sentait pas que cela remettrait en cause l’amour qu’il avait pour Dania, ni la fidélité qu’il lui sacrifiait, même si cette vertu est rarement exprimée chez un homme. Il pensait à ce mot sacrifice, car les tentations pouvaient être nombreuses. Les filles étaient belles dans le monde dans lequel il évoluait, il était beau garçon, avait une situation enviable, même si elle n’était pas encore assise et définitive. Mais Dania n’était pas pour lui une obsession, ni  une idée fixe. Ils se voyaient depuis 5 ans, ils avaient fidélisé leur amour avec le ciment de la régularité de leur rapports, même s’ils n’habitaient pas ensemble, même s’ils ne rentraient pas chaque soir dans la même maison, même s’ils ne dormaient pas dans le même lit. Giono sans tout à fait le dire avait placé sa carrière avant la création de son foyer, et chacun faisait semblant de croire que tout irait bien comme cela. Giono vivait comme tous les célibataires, en utilisant  les besoins de la vie comme des moyens de fusion, en croyant que cet échange artificiel de relations affectives et sexuelles pouvaient suffire à créer des liens durables. Giono ne pensait même pas qu’il puisse être père et mari. Son obsession du moment était son entreprise, il pouvait à la rigueur imaginer que son enfant était stigmatisé par cette chose  incorporelle que peut être la vision d’une entreprise, et la place de l’amour était inexistante dans un tel chantier de construction. Giono disait qu’il aimait Dania, mais la définition qu’il donnait à l’amour avait une allure trop matérielle et physique pour que Dania y prête l’attention que leur relation devait mériter. D’ailleurs, Giono n’aurait pas parié pour comptabiliser le temps qu’il consacrait en pensée à Dania, même si, lorsqu’ils étaient ensemble, il donnait l’impression de n’être là que pour elle. En fait, même quand ils étaient ensemble, lui, il était toujours dans son rêve de réussite sociale.

    Giono roulait vite, comme à son habitude. Il venait d’acheter une grosse Berline de marque italienne, avec des sièges en cuir beige, un moteur puissant et un habitacle silencieux. Il entendait à peine les bruits de l’extérieur. Perdu dans ses pensées et harcelé par son mal de tête, il ne fit pas attention au vélo qui arrivait, et il donna un coup de volant pour l’éviter au dernier moment. La voiture dérapa sur le bitume mouillé et finit par glisser sur le bas coté, sans dommages. Le type sur le vélo alla s’affaler dans le champ à coté, se releva avec un juron, et, après avoir redressé le guidon, reprit son chemin comme si de rien n’était. Giono posa ses mains sur le volant, ferma les yeux pour se calmer, puis sortit de la voiture pour inspecter les dégâts. La voiture n’avait rien, elle avait juste glissé sur l’argile du bord de la route, et elle était enfoncée dans la terre du champ. Giono prenait son téléphone pour appeler son père quand une voiture de police passa et s’arrêta un peu plus loin. Un jeune policier sorti et vint lui demander ce qui se passait. Giono expliqua la situation, montra ses papiers. Le collègue du policier arriva à son tour, plus suspicieux. Il fit souffler Giono dans un sachet en plastique, puis contrôla le taux d’alcool, qui s’avéra négatif. Les policiers appelèrent une dépanneuse du village d’à coté, mais Giono dût attendre encore près d’une heure avant que sa voiture soit sortie du champ et qu’il puisse repartir. Pendant ce temps là il essaya d’appeler Dania sur son portable, qui restait muet. Giono ne s’en inquiétait pas plus que cela, il était plus de 10 heures, et le dimanche, Dania allait à la messe de son village avec ses parents.  Sur les coups de 11 heures, il put enfin reprendre sa voiture, après avoir versé un solide pourboire au chauffeur et remercié les policiers. Il arriva au siège de la nouvelle usine, ouvrit la porte, et s’enferma dans son bureau, tout au fond, là où il y avait un peu de chauffage électrique, un ordinateur et des moyens de calcul. Il commanda une pizza au restaurant de Gonzaga, puis il se mit au travail.

    Dans l’après midi, il reçu un appel sur son portable, venant de Marcello, qui lui demandait si Dania était avec lui. Il sentit de l’inquiétude dans la voix du frère de Dania. Il répondit qu’il était seul, et qu’il ne l’avait pas vu depuis 2 jours mais qu’ils s’étaient parlés hier soir. Giono avait de plus en plus mal à la tête. Il avait pris des comprimés de paracétamol, sans succès, sinon de lui avoir provoqué une suée qui avait trempé le maillot qu’il mettait sous sa chemise. Il avait eu l’impression de baigner dans son jus. Cela lui rappela d’une manière très fugace un souvenir très ancien où il avait mouillé sa culotte à l’école maternelle, sans le dire à personne, et qu’il était rentré à la maison en sentant son urine le brûler entre les jambes au contact du slip avec sa peau. Ce jour là, il sentait la même brûlure au niveau de sa ceinture. Le maillot devait être assez trempé pour l’irriter à cet endroit, pensa-t-il. Un peu plus tard, il fut pris de tremblements de froid. Il regarda le thermomètre posé sur son bureau. Il indiquait 23°, et Giono avait maillot (mouillé), chemise en laine, pull et écharpe autour du cou, et il avait froid. Il en conclut qu’il devait avoir de la fièvre, et il alla dans l’atelier, mit un jeton dans l’appareil de boissons destiné au personnel, et revint dans le bureau avec un thé fumant. Il devait absolument finir les textes sur les nouveaux catalogues, ajuster les dessins, vérifier les photos, pour que tout soit prêt pour lundi matin, de manière à ce qu’il aille directement à Parme voir l’agence de pub et traiter les commandes avant la fin de la journée. Le nouveau catalogue devait être fini avant la foire alimentaire de Parme, qui lui assurait les commandes pour presque le reste de l’année. L’après midi passa ainsi dans le silence. Giono aimait travailler comme ça, sans être dérangé par le téléphone ou par quelqu’un de la production. Il était têtu et ne décrocherait pas de son travail tant qu’il ne serait pas terminé. Mais le thé et les comprimés ne faisaient rien de bon. Vers cinq heures, il se senti mal, faillit tomber en se levant de son fauteuil, et se tint aux murs pour atteindre la porte. Il attendit un peu, retrouva un peu ses esprits, et tenta une nouvelle fois d’appeler Dania, sans succès. Il appela alors son père, chose qu’il détestait faire, pour l’informer qu’il n’allait vraiment pas bien. Son père, avec sa voix rocailleuse et basse lui proposa de venir le chercher, mais Giono refusa. Il promit  de reprendre un peu de force, de boire un autre thé, puis de rentrer.

    Une heure après, on vit la porte de la nouvelle usine s’ouvrir. Giono en sortit avec son cartable, pâle comme les pierres de la décoration. Il monta dans sa voiture et partit à petite vitesse.

    Giono conduisait de plus en plus lentement. Il entra en ville, suivit l’itinéraire pour aller chez lui comme un robot, appuya sur le bouton de la télécommande du portail, entra la voiture. Il habitait seul dans une petite villa bâtie au milieu d’un jardin d’ornement. Dania n’avait pas voulu qu’il arrache les arbres fruitiers qui étaient là lorsqu’il avait acheté ce terrain, mais personne n’avait ramassé les fruits et  le parfum des pommes tombées donnait un goût acidulé à l’air. Il entra, posa le cartable et s’affala dans le canapé. Le jour était tombé, il faisait sombre dans la pièce. Giono s’endormit presque tout de suite.

  • -2- Dania (3)

    2914af3ee174b6bfadf6a8fb5c68f65b.jpgElle pensa furtivement à cette phrase "je ne veux pas te perdre" .... Elle ouvrit les yeux. la musique avait changé, le CD était passé au concerto "il sospetto", l'ambiance n'était plus la même, Jerry avait repris une allure de peluche posée sur un lit, le jour était tombé, et Dania entendait des bruits de cuisine. Ses parents étaient rentrés sans qu’elle les entende, et eux n’avaient pas osé la déranger dans sa rêverie. Il était temps d'aller dîner. Giono allait venir la chercher tout à l'heure pour l'emmener au cinéma. Elle ne savait même pas ce qu'ils allaient voir. Elle ne savait même plus si elle aimait Giono. Elle posa Jerry sur le lit, essuya ses joues, se regarda dans la glace de la coiffeuse, prit son visage dans ses mains comme pour une prière, puis décida d'aller manger.

    Le dîner fut morose. Dania se sentait abandonnée, mais elle ne voulait pas le montrer. Juste comme elle allait rejoindre la salle à manger, le téléphone sonna. C’était Giono qui annonçait  qu’il ne viendrait pas, car il avait une crise de migraine et se sentait trop fatigué. Elle se doutait un peu du message, mais elle avait espéré encore sortir avec lui. Elle gardait tout cela dans son cœur, mais son père comprit et lui demanda si elle voulait rester avec eux pour la soirée. Dania prétendit que des amies l’attendaient à la salle des fêtes de Guastalla, et qu’elle s’était engagée à les rejoindre, avec ou sans Giono. Sa mère ne dit rien, mais elle n’en croyait pas un mot. Elle savait le désarroi qu’une jeune femme de l’âge de sa fille pouvait ressentir à rester « vieille fille » chez ses parents : elle ne dit rien, donc et ils la laissèrent partir au bal avec son vélo. Après s’être changée, elle mit sa veste blanche et sa grande écharpe jaune, récupéra son vélo dans la remise et partit pour le bourg. Les rues du quartier étaient éclairées, mais elle devait faire attention à traverser la voie de chemin de fer sans protections, puis à grimper la petite côte pour atteindre la route de Guastalla. Comme la plupart des routes de la plaine du Pô, celle-là était aussi juchée sur une des nombreuses digues qui surmontait la plaine, afin d’éviter le blocage des communications en cas de crue. Dania prit la route et arriva rapidement  à l’entrée du village par la Via Gonzaga. Elle s’arrêta au bar Ambrosia, regardant par la vitrine si elle rencontrerait quelqu’un de sa connaissance, mais le café était presque vide. Elle reprit son vélo et descendit jusqu’au café Mazzini, tout près de l’église. Elle y rencontra Alexandre, un copain de classe qu’elle n’avait pas vu depuis des années. Il lui offrit de prendre un café. Ils discutèrent un bout de temps, le temps qu’il soit l’heure d’aller à la salle des fêtes où se déroulerait le bal du samedi soir. Alexandre n’aimait pas et ne savait pas danser. Il déclina donc l’invitation de Dania, et elle partit en reprenant la Via Gonzaga jusqu’à la salle de bal. Sur la place, les groupes de jeunes  se formaient, puis entraient après avoir payé leur ticket, sous la garde d’un vieux bonhomme dont la femme sans âge vendait les billets derrière la vitre sale de sa caisse. Dania rangea son vélo, puis déroula son écharpe et entra à son tour, seule. La salle de bal était bruyante, on y sentait le tabac et la sueur ….

    Elle l'avait vu depuis son entrée. Les lustres désuets diffusaient une lumière blafarde et rose, qui donnait aux visages des reflets tristes. Dania s'était assise, comme la plupart des autres filles, sur une des chaises alignées sur le coté de la salle. Le parquet, usé par des générations de danseurs, luisait doucement dans cette fausse pénombre, et les garçons passaient lentement devant les filles, comme des maquignons à l'aune d'un marché, pour choisir leur cavalière, pour la prochaine danse, ou pour la soirée, et pourquoi pas pour la nuit, et si le miracle pouvait s'accomplir, pour une partie de leur vie à chacun d'eux.

     Dania les regardait par en dessous, sentant à leur passage l'odeur de leur sueur de travailleur ou le parfum trop fort de l'eau de Cologne que ces jeunes célibataires aspergeaient sur leur corps avant de venir. Elle regardait d'abord leurs chaussures, pour y déceler un minimum de propreté, une brillance du cuir ou le poli du cirage bon marché qui pourrait lui montrer qu'ils avaient fait un effort de plus pour venir danser. Ensuite, elle remontait son regard vers cet endroit du pantalon où les filles font semblant de ne pas regarder, mais où elles placent de secrets espoirs, diffus par la forme ou cachés par la honte, mais rendus ardents par des désirs inassouvis. Rien de particulier ne lui venait à l'esprit quant à cet endroit là, elle ne portait pas de jugement sur la sexualité de ce point de vue là au moins. Ensuite, elle cherchait les yeux de ces partenaires indécis, leur manière de la toiser, d'éplucher de son corps des avantages à leur mesure, de fouiller avec leur regard dans son corsage pour y trouver la naissance de ses seins, comme si  les renflements naissants de sa gorge pouvaient donner la mesure de sa capacité à être tendre, à embrasser, à chérir et à trembler pour un homme qu'elle aimerait. Elle cherchait leurs yeux, leur manière de planter les leurs dans les siens, leur regard fuyant sur le coté si elle les fixait, comme si la franchise de cet échange avait quelque chose d'indécent. Elle regardait aussi leurs mains, souvent cachées dans les poches des pantalons. A ceux-là elle ne répondrait même pas, considérant que ce sont les mains de ces hommes qui leur apprendraient d'abord ce qu'elle est, ses formes, ses rondeurs. Elle n'avait pas d'illusions sur la gentillesse de ces garçons, elle n'était là que pour chercher autre chose que la monotonie du travail ou de la famille, pour fuir quelques heures les contraintes d'une vie sociale rangée mais indécise, partagée entre le temps de travail et les devoirs ménagers, avec quelques exceptions  pour Giono, quand il était libre, ce qui l’empêchait de croire qu’ils pourraient construire un futur diffus et incertain, tant ils étaient séparés par l'espace et le temps, tant elle attendait de lui des gestes et des rêves presque impossibles.

     L'orchestre avait fini les musiques de prélude, ces musiques indansables, faites de morceaux inconsistants que les gens écoutaient comme s'ils étaient dans un supermarché. Les garçons n'en finissaient pas de passer devant elle, et elle ne se sentait attirée par aucun d'eux. Un moment plus tard, la musique lente d'un début de tango commença. L’ultime garçon arrivait, celui qu'elle avait vu de loin, le regard sombre, mais il donnait l'impression d'être beau ou propre, avec un costume clair que la lumière irisait. Il avait des chaussures en toile neuve, il la regarda en souriant, dans les yeux, sans perdre son assurance, comme elle aimait qu'on la regarde. Il ne baissa pas son regard vers son décolleté, et cela lui plût. Sans bien comprendre, elle se leva et ils se tendirent la main pour aller danser, sans un mot. Il la prit dans ses bras et ils commencèrent à danser doucement. La musique était faite de notes harmonieuses, douces, d’attente initiale,  et elles devenaient sensuelles, résolues, satisfaisantes.

     Elle ferma les yeux et se laissa emporter dans les passes de la danse. Elle sentait son parfum, qui n'était fait ni de sueur ni d'eau de Cologne, elle sentait ses mains dans les siennes, et elles n'étaient ni calleuses ni oppressantes. Elle le garderait pour toutes les danses de cette soirée là. Au moins.

    "Au moins quoi?" le garçon lui avait murmuré les mots en la retournant dans un paso doble, ce qu'elle avait apprécié, car le geste avait été doux et la courbure du corps que lui imposait la figure ne lui avait pas fait de mal, si bien qu'elle était devenue souple dans les bras du garçon tout en gardant sa maîtrise d'équilibre. Elle se demanda comment il avait pu deviner ce qu'elle pensait. Il dansait maintenant plus vite, suivant l'amplitude de la musique, mais il ne la quittait pas des yeux. Et ses yeux lui posaient encore la question: "Au moins quoi ?". Elle lui répondait dans un souffle "au moins pour toutes les danses de ce soir, s'il vous plaît." Alors il avait souri, d'un sourire de maître, en conquérant, et elle, elle avait pris ce sourire pour un acquiescement secret à plus loin que les danses...

     Les musiciens étaient partis boire de la bière, et les couples formés par les danses s'égayaient autour de la vieille bâtisse, au gré des bancs sous l'ombre de la lune. On sentait venir des champs l'odeur de la terre qui buvait la rosée, les effluves des vasières du fleuve, les fumets de pizzas des gargotes de la ville. Ils s'étaient éloignés un peu, bras dessus, bras dessous, sans parler, en se regardant avec des sourires, sans s'éloigner de la salle de bal, en attendant la fin de l'entr'acte. Les garçons de la campagne roulaient de vieux mégots en mouillant trop leur papier à cigarette, ceux de la ville offraient des cigarettes américaines à leur partenaire d'un soir, qui se cachaient derrière les platanes pour faire semblant de fumer, et faire croire qu'elles seraient à la hauteur des espérances partagées.

     Dania et son danseur, dont elle ne savait rien, avaient, eux aussi fui la salle maintenant enfumée, et s'étaient assis à une table de restaurant fermé. Elle avait pris les mains de son cavalier sur la table en fer, et elle lui souriait sans rien dire. "je m'appelle Malko, je viens d'arriver dans la région, et j'habite à Pomponesco". Elle continua à sourire. Elle n'aimait pas ce village bizarre de Pomponesco. Il ressemblait à une ville fausse, comme fabriquée de toute pièces, avec des rues à angles droits, son cours trop plein de soleil, et ses cités industrielles, sans doutes créées après la guerre.. Mais ça ne faisait rien. Son visage était doux, il penchait un peu la tête pour la regarder, et elle aimait ça. "Moi je travaille à Luzzarra, mais je vis ici, avec mes parents". Après un nouveau silence, elle murmura:"je m'appelle Dania. je m'ennuyais. Je suis venue voir le bal. J'aime la musique argentine." et lui, il la regarda plus profondément encore: " mon père est venu habiter là, car il a hérité de la maison de mon oncle. Il est à la retraite à présent, et moi, ça ne me fait rien de venir ici, je travaille avec une société de Rome, je fabrique des programmes informatiques, et je peux travailler à la maison". La musique reprenait. Elle se leva:"on y retourne ?". Il lui fit signe de la tête, et ils revinrent dans la foule pour de nouvelles étreintes, plus intimes, plus claires aussi. Elle sentait les cuisses du garçon se serrer contre les siennes, son torse s'appuyer contre ses seins, mais cela ne lui faisait rien de particulier, juste un peu de plaisir, comme un jeu subtil, où l'un et l'autre s'apprenaient, se jaugeaient, avec une fausse innocence, une fausse ignorance, mais un début de désir qui ne voulaient pas encore dire son nom...

     Lorsque la soirée prit fin, les couples se défirent sous les yeux des anciens. Les jeunes savaient bien que ces vieux-là n'étaient là que pour les épier et raconter plus tard le menu de la soirée, en n’oubliant pas de donner des noms précis, histoire de mettre un peu plus de confusion dans les familles des villages. Les filles quittaient les garçons avec des yeux embués de larmes, et les garçons repartaient en fumant, les mains dans les poches, par groupes, en parlant fort. Leurs voix résonnaient contre les murs des maisons hautes, et faisaient aboyer les chiens derrière les portes. La place était presque vide lorsque Dania et Malko sortirent. Il s'apprêta à la quitter en lui tendant la main, mais elle l'enlaça et elle l'embrassa longuement. Puis elle baissa la tête, et lui dit en regardant ses pieds: "va-t-en, maintenant, j'ai des marques de toi partout sur moi pour que tu restes sans être là. Je garde cette soirée dans mon livre de vie comme un rêve, et je voudrais l'oublier, mais ce sera difficile, alors pars maintenant, avant que naisse de nous une aventure qui pourrait nous faire du mal. Les gens d'ici sont cruels. Ils nous regardent. Ils vont dire des choses. Tout le monde ici le sait." Plus tard, elle se dira qu'elle ne l'avait peut-être pas dit, qu'elle l'avait pensé très fort seulement. Peut être elle ne l'avait même pas embrassé, d'ailleurs. Mais ça ne faisait rien, son corps, lui, ressentait le contraire.

     Il fit un geste pour remonter une mèche de ses cheveux. Il recula d'un pas, et, d'aussi loin, il lui murmura que la soirée avait été très belle, qu'il avait bien aimé danser avec elle, et qu'il la reverrait peut être, qu'elle ne se fasse pas de soucis, il était patient et n'était pas un garçon d'aventures. Elle le vit partir comme un fantôme pale dans la pénombre de la place, et la lune par moment le faisait réapparaître, plus loin, plus petit, jusqu'à ce que la rue l'avale pour toujours. Dania récupéra son vélo qu'elle avait rangé sur le coté de la salle des fêtes, débloqua la dynamo, et prit la route du nord pour rentrer chez elle. La nuit était devenue froide, les odeurs avaient changé, elle sentait les passages des fumées de charbon qui descendaient des cheminées, puis, au sortir du bourg, l'air plus pur de la campagne. La lumière du vélo faisait semblant d'éclairer la route qu'elle connaissait par coeur, la dynamo chuintait contre la roue, la rassurant un peu du vide de la nuit, et le vent lui glaçait les joues. Elle ne savait pas si c'était bien le vent ou si c'étaient les larmes, et elle ne savait pas si les larmes venaient du vent qui lui piquait les yeux, ou si c'était le regret d'un amour perdu ou d’un autre  à peine commencé. Elle cherchait dans le noir de la nuit la négation de son bonheur perdu, celui de son bonheur nouveau et naissant, tout en espérant très fort qu'il dure, qu'il grandisse,  qu'il éclate. Elle prévoyait déjà l'arrivée à la maison, descendre du vélo avant de passer la barrière, bloquer la dynamo, caresser le chien pour qu'il n'aboie pas, puis ranger le vélo sous la soupente avant de rentrer sur la pointe des pieds...

    On avait vu le vélo avec sa lumière blanche devant et la lumière rouge derrière, et l'écharpe jaune de Dania que tout le monde connaissait, et tout ça était passé sur la route surélevée, jusqu’au carrefour de Tagliata. Le chien n'avait pas aboyé.

  • -2- Dania (2)

    Le silence la réveilla, elle était trempée de sueur, malgré la fraîcheur de sa chambre. Elle se demandait ce qui se passait dans sa tête. Elle n'avait pas faim, plus faim peut être, trop troublée par le songe, trop perdue par ses sens. La nuit était profonde maintenant, les voitures ne passaient plus. Les voisins ne discutaient plus si fort en commentant la télé. Seule la plainte cristalline des crapauds du canal faisait tinter l'air froid de la nuit. Elle repensa encore longtemps à son rêve, longtemps après avoir pris une douche, longtemps après s'être glissée dans son lit froid et solitaire, longtemps après avoir regardé les photos collées sur le mur d'en face, jusqu'à ce que sa nuit la reprenne pour un autre voyage immobile, avec l'assurance qu'elle se réveillera encore pour un autre jour, pour un autre soleil, pour d'autres pluies, avec une espérance inouïe de croire qu'elle marchera vraiment sur les sables des îles, vers cet autre qui le la quittera plus jamais ....
    Le réveil sonnait depuis un moment. Dania émergeait d'un sommeil aveugle, abrutie par la fatigue de ne pas avoir assez dormi. La chambre était encore plus démoralisante que les autres jours. Des souliers dans tous les coins, les livres empilés, les chemisiers et les jeans jetés n'importe où .... Elle se leva et ramassa comme une voleuse une culotte qui traînait par terre, mue par une vieille culpabilité héritée de sa mère. Elle s'enferma dans la salle de bain et entama une longue douche brûlante que seuls les coups de poings de sa mère sur la porte lui firent cesser. Elle entendit presque en souriant la phrase mécanique "ça va !!! tu peux sortir ! tu es propre maintenant ! ". Sa mère lui criait cette phrase à travers la porte chaque jour depuis qu'elle était petite, et chaque jour, Dania attendait cette phrase pour fermer le robinet d'eau chaude. Elle savait pourtant très bien qu'elle n'avait pas besoin de laisser couler l'eau chaude sur son corps plus de temps qu'il n'en fallait, mais elle aimait tant sentir le liquide couler sur elle, sur ses cheveux, sa nuque, ses épaules, ses seins, son ventre, en fermant les yeux, le visage au plafond, en ne pensant à rien ... Cette fois ci elle ramassa ses affaires et les mit dans le panier de linge sale. Ce n'était pas courant. Dania était la petite chérie, l’aînée de la famille, et même si sa mère faisait semblant de l'élever à la dure, comme le croient les gens qui ne sont pas d'ici, elle gardait une fausse tendresse pour elle, avec une vraie pudeur de mère, une manière de gronder lorsqu'elle était à table et de pleurer en silence quand elle revenait à la cuisine. Dania mélangeait tout ça dans sa tête en se séchant avec la grande serviette de bain, trop rêche à cause de l'eau calcaire, mais qu'elle aimait à cause de la plage, cette plage où elle avait découvert la séduction et le plaisir de se faire courtiser par un garçon. Elle se regardait dans la glace de la pharmacie, cette glace en 3 vitres, où l'on peut se voir de face et de profil en même temps. elle matait derrière le miroir son corps nu, ses cuisses de sportive, ses épaules dont il restait du bronzage de l'été à cause des filigranes blancs laissés par le fil des soutiens gorge qu'elle avait porté.  Dania se trouvait sensuelle et jolie, surtout quand c'est elle qu'elle voyait dans la glace. Elle se coiffait de la main gauche en tenant ses cheveux de la main droite, comme pour éprouver sa capacité à faire deux choses à la fois. Elle se disait qu'elle devrait passer acheter encore de l'eau oxygénée pour ses cheveux, mais redoutait en même temps de perdre le châtain de sa couleur naturelle. Elle aurait voulu résister à la demande de Giono qui se croyait fier d'avoir une blonde près de lui au café Amari de la place Mazzini à Guastalla, même si elle savait bien qu'elle ne l'était pas, ni dans ses cheveux, ni dans sa tête, mais n'étant pas méchante, elle ne disait rien. De toutes façon, elle n'avait plus le temps d'aller chez Amari, et plus aucun garçon ne lui donnait rendez vous à 5h au bar Ambrosia, tout simplement parce que l'école était finie depuis longtemps.
    Elle regarda par la fenêtre de sa chambre les nuages gris qui filaient vers l'Est, et les traits mouillés que la pluie traçaient sur les vitres. Elle opta pour le jean, avec un chemisier sombre en popeline. Elle mettrait sa veste rouge sombre pour avoir chaud jusqu'à l'usine. Le parfum du café de maman (ce café a vraiment une odeur spéciale, et Dania l'avait toujours appelé ainsi) était arrivé jusqu'à la chambre, indiquant que si elle venait en retard, elle partirait encore avec une sensation de culpabilité qui la rendait folle quand elle s'en rendait compte, malheureusement toujours après. Sa mère bougonnait en faisant semblant de faire quelque chose dans le placard de la cuisine, et Dania savait très bien qu'elle lorgnait sur la pendule en se faisant déjà du mouron pour un éventuel retard au travail. Mais Dania avait le temps, elle était rarement en retard, et en plus, le patron de l'usine semblait avoir de la bienveillance pour elle, bien qu'elle n’ait jamais eu l'occasion de la tester. Le nylon crissait sur ses épaules quand elle mit son imperméable, elle embrassa rapidement sa mère et s'enfuit vers l'abri du bus de l'autre coté de la route .
    Dania arriva un peu en retard au bureau. Le chef de service n'était pas encore arrivé, comme d'habitude, mais Josetta, sa collègue de la comptabilité avait déjà préparé le café, et il régnait dans les bureaux cette odeur de cuisine du matin qui plaisait beaucoup à Dania. Elle avait pris depuis quelque temps l'habitude d'allumer son ordinateur en arrivant et de charger les messages électroniques. Elle se disait que cela devenait presque une drogue, tellement elle aimait la chasse aux messages. Pendant plusieurs semaines, c'étaient les messages de Barri qui la tenait en laisse à coté de l'écran. Mais il y avait aussi ceux de Giono, son fiancé. Mais lui il lui envoyait des messages plus pratiques, moins poétiques et moins amicaux que ceux de Barri. Le café était chaud, onctueux, avec des parfums de chocolat lorsqu'elle le sentait couler sur le fond de sa langue. Elle tenait la tasse en verre des deux mains et buvait le café avec les yeux clos. ses cils papillonnaient quand elle avalait le liquide, ce qui faisait rigoler Josetta. Josetta avait un rire épouvantable, qui montait dans les aigus et perçait les tympans. Dania se demandait souvent comment cette fille faisait quand elle avait un orgasme. A son avis, tout le quartier devait profiter de ses jouissances ... Giono avait envoyé un message laconique, qui lui ressemblait bien. Il parlait peu déjà quand ils étaient ensemble, ce qui allait aussi à Dania, car elle était assez fermée, mais elle aimait quand même que son "garçon" comme elle disait tout le temps, lui raconte sa vie et surtout ses soirées. Dania n'était pas sotte et elle imaginait que les filles de Mantoue pouvaient aussi bien qu'elle mettre la main sur un beau garçon comme Giono, brun avec des yeux bleus "comme la mer Adriatique", grand et juste assez fort pour la prendre dans ses bras. Le message disait que les banquiers avaient enfin donné l'accord pour son prêt, et qu'il pouvait commencer à chercher des bureaux à louer dans la région. Dania eut un tic dans l'oeil, comme un pincement : "dans la région..." Elle se mit à rêver. Elle allait enfin pouvoir vivre avec lui, rentrer chaque soir "chez eux", partager les repas et pouvoir faire l'amour sans voisins ...  pour l'instant, elle vivait chez ses parents et ils se retrouvaient le dimanche, "comme de vrais fiancés" disait sa mère. Mais Dania avait aussi une solide indépendance, et elle se sentait très bien en jeune femme du 21ème siècle: libre par dessus tout, travailleuse, indépendante, et curieuse de toute la culture que la vie moderne pouvait lui apporter. Dans ses moments de célibataire, à la fois pour éviter les sempiternelles soirées à regarder Rai Uno et ses programmes débiles avec sa mère qui finissait toujours pas s'endormir dans son fauteuil que pour éviter aussi les remontrances de ses vieux parents, décidément largués par le saut inimaginable de générations entre la sienne et la leur, elle s'enfermait dans sa chambre et passait presque des nuits entières sur Internet à lire des documentations les plus variées ou à converser avec des interlocuteurs variés. Barri était son préféré, mais c'était un homme très occupé par ses obligations, et le joindre n'était pas toujours facile.Josetta la regardait du coin de l'oeil quand le patron arriva. C'était un homme maigre et très grand, très distingué aussi, qui avait beaucoup de respect pour ses employés. Dania avait l'impression qu'il lui faisait une révérence à chaque fois qu'il lui disait bonjour, ce qui lui amenait automatiquement un grand sourire aux lèvres, que lui prenait à son tour pour une marque de reconnaissance. Mais Dania était aussi appréciée pour son travail. Elle s'occupait des ventes export, et ses connaissances en Allemand, en Français et en Anglais attirait l'admiration des autres employés.Elle travailla toute la matinée sur le projet de conversion d’un catalogue en Français, allant chercher des idées sur des sites Internet,  remodelant des pages de catalogue. Mais elle était troublée par le courriel de Giono. Elle sentait que quelque chose allait se passer bientôt qui ne serait pas facile. Dania avait pris l’habitude de cette fausse cohabitation, de ces rendez-vous volés où Giono et elle partaient presque furtivement en fin de semaine pour passer une soirée en amoureux, et de temps en temps une nuit chez lui ou dans un hôtel, où se mêlait leur envie commune de tendresse et de sexe. Pendant ses moments là, Dania était dans un autre monde, elle oubliait tout sauf Giono. Puis, le dimanche passant, elle revenait chez ses parents, en sentant quelquefois que cet abandon entre Giono et elle ne ressemblait pas beaucoup à la construction d’une vie à deux. Et ce moment là semblait venir, et il provoquait en elle un vrai désarroi, même si elle était considérée comme une femme à la tête froide et réfléchie….
    En rentrant de son travail, Dania trouva un mot sur le guéridon de l’entrée. Un mot plié en deux, avec écrit « pour Dania » dessus. Elle le prit machinalement  et alla poser son cartable dans le petit bureau où elle se réfugiait pour travailler à la maison. C’était un mot griffonné à la hâte par Giono et laissé là en passant. Il disait qu’il passerait la prendre pour l’emmener au cinéma, avec un post scriptum « pas sûr, je crois que je suis malade ». Dania avait l’habitude, Giono avait une santé fragile, sous l’apparence d’un homme fort et beau. Elle détestait ces situations, et elle détestait Giono quand il était malade, elle détestait cette manière de venir la prendre chez elle comme si elle était à son service. Il aurait pu lui téléphoner,  lui envoyer un petit sms gentil avec un baiser posé, comme elle les aimait. Mais rien que ce mot sec et froid, qui sentait le gâchis d’un samedi soir à venir.La maison était vide. Ses parents avaient dû partir aller chercher son petit frère à la gare et en profiter pour faire aussi quelques courses. Elle monta dans la cuisine, trouva le plateau en bois avec son repas que sa mère avait laissé pour elle, mit la télé en marche et alla s’installer sur le canapé pour manger, en prenant soin de récupérer sa serviette de table pour ne pas salir. Sa mère détestait qu’on mange devant la télé, et Dania ferait tout qu’on en sache rien. Les chaînes publiques diffusaient encore des émissions d’après midi, avec des concours, des couleurs et des commentaires insipides. Elle fit défiler les chaînes pour chercher quelque chose de distrayant, et finit par tomber sur le film « la ragazza con l’orecchino di perla ». le film était commencé, elle le prit au moment où Griet demande à  Catharina si elle doit nettoyer les vitres de l’atelier. Dania avait lu le livre, elle l’avait adoré, et comme tout ce qu’elle aimait, elle l’avait lu à petite bouchée, lentement, pour s’en délecter, comme lorsqu’elle suçait une glace au restaurant, comme quand elle aimait Giono quand  il était gentil, pas malade, reposé et qu’il  avait envie d’elle. Elle était fascinée par la qualité des prises de vue. Elle imaginait les scènes comme elles se déroulaient sous ses yeux, avec ce bonheur grisant d’avoir la même vision des choses, le même regard, la même sensibilité que ce qu’avait traduit le metteur en scène. Elle regarda le film jusqu’à la fin, en picorant ce qu’il y avait dans son assiette. La solitude de la maison ne l’effrayait pas, et le silence environnant captait encore plus son attention sur l’écran. Au moment où Griet sortait de la boutique du receleur, elle entendit la voiture arriver. Son frère ouvrit la porte et l’appela d’en bas. Elle était en larmes. Elle s’essuya les yeux avec sa serviette de table,  laissa le générique se dérouler pendant qu’elle allait poser le plateau dans la cuisine en répondant à son frère. « Mais tu as pleuré, neh ? » lui demanda Marcello en prenant l’accent de Milan. « c’est ce film à la télé. Ah ! tu sais comment sont les filles neh ? » Elle reprenait en riant l’accent du nord. Elle embrassa son frère, puis ses parents qui montaient à leur tour. Ils discutèrent un moment du voyage et de la semaine de son frère, puis des courses, puis du programme de la soirée. Dania leur expliqua que Giono viendrait « peut être, peut être pas, vous savez bien comment il est, non ? », et s’il ne venait pas elle irait faire un tour au village, elle avait besoin de distractions. Son père lui sourit comme il sourit toujours quand sa fille  annonce ce qu’elle veut faire. Sa mère lui dit, comme d’habitude, que ce n’était pas raisonnable, mais Dania connaissait cet air là, elle n’y porta pas d’attention. Marcello, après avoir bu un café préparé par sa mère, décida d’aller voir ses copains à Guastalla. Sa mère et son père repartirent pour une réunion de quartier, et Dania resta seule dans sa chambre, avec l’idée d’attendre Giono, ou peut être de l’appeler au téléphone… Elle mit un CD de musique classique. C’était les quatre saisons de Vivaldi.
    Dania regardait sa peluche, posée sur son lit fait, avec le couvre lit tendu. C'était une peluche qui avait été autrefois faite à la forme de la souris Jerry, selon le dessin animé américain. Ce qui était sur son lit ne ressemblait plus guère à une souris, mais rappelait plutôt un ourson, de loin. Elle y avait versé presque toutes les larmes de sa vie d'enfant, elle y avait confié tous ses secrets, elle l'avait étreint comme jamais elle n'oserait étreindre un homme, elle lui avait parlé avec des murmures de petite fille, profitant du silence muet de la poupée et du mou de sa consistance pour la serrer contre son cou et s'y endormir. Jerry avait senti depuis sa naissance toutes les odeurs de sa vie, que son cerveau reconnaissait inconsciemment lorsqu'elle le pressait contre elle aux moments de tristesse et de solitude. Il avait senti le lait caillé de sa mère, qu'elle avait régurgité dans ses sommeils de nourrisson, il avait eu aussi l'odeur de maman, celle qui la rassurait dans son sommeil de bébé. Puis Jerry avait dû assumer les fuites de la petite enfance, perdu dans le petit lit à la faveur des sommeils troublés par les orages en été, confondu par les terreurs que provoquaient les grondement du tonnerre dans l'esprit de la petite fille. Jerry avait été lavé, séché, recousu, mais ces odeurs de vie étaient toujours là, et Dania les reconnaissait, sans jamais pouvoir les identifier. Jerry était innabandonnable, Jerry ne pourrait jamais disparaître, pas maintenant, pas tout de suite, pas sans qu'un autre amour plus fort, plus vrai, plus plein, ne puisse remplacer tout ce que Dania avait abandonné dans sa souris. Cet amour là ne pouvait pas émaner  comme cela, avec autant de  constance, autant d'humilité, autant de sérénité, autant de discrétion que Jerry n'avait pu le faire depuis 27 ans.... Il faudrait qu'il soit immense, lointain et proche, fervent et patient, donnant tout et ne réclamant rien, qu'il ne parle jamais, sauf avec les mots et le plaisir que Dania pourrait entendre.... Dania regardait Jerry, elle fut secouée par un tremblement, elle sentait l'émotion l'envahir, comme une vague de froid derrière un mur protégé par le vent. Dans sa chambre, les violons de Vivaldi se mêlaient en une douce mélopée. le deuxième mouvement du concerto 4 en fa mineur. L'hiver des 4 saisons. elle ferma les yeux pour remplir son coeur de tous les sens qui lui traversaient la tête. Elle sentait les larmes couler sur ses joues et descendre dans son cou. Cette sensation la soulageait, elle lui donnait presque une justification à son tourment. Se sentir pleurer était comme une délivrance, l'assurance que le coprs suivait ce que ressent l'âme. Elle se berçait doucement, avec des sensations diverses, les répons des violons, le rêve de l'amour, la douceur presque oubliée de Jerry, ses souvenirs d'enfant, ses siestes sous le soleil d'Italie, la tendresse de l'épaule amie, les murmures de couloir dans l'école quand elle était petite écolière, les gouttes de pluie au printemps qu'elle regardait couler le long de la vitre de la cuisine, le brouillard des hivers où elle marchait à tâtons en appelant son frère pour ne pas le perdre et ne pas se  perdre......
     

  • -2- Dania (1)

    medium__cid_i1_picture076.jpgEn dehors de la vieille ville, vers, l'est, s’était bâti un faubourg dans les années 1900, d'abord des fermes et des ateliers d'artisans, puis, après la guerre, les maçons avaient construit des pavillons plus modernes pour les habitants de la vieille ville, lassés de la chaleur des étés étouffants, et des bruits des rues commerçantes. Il reste au milieu de ce quartier une zone boisée qui cache aux yeux des passants une vieille habitation faite de la ferme traditionnelle de la plaine et de ses dépendances, posées contre la bâtisse comme des enfants à couver. Les grands arbres perdent leurs feuilles au vent du nord, et le bruit des branches à la nuit effarouche les filles qui rentrent de la ville, mais lorsque les chaleurs du printemps font revenir les hirondelles, ces arbres deviennent un délice pour s'y reposer, et un havre pour les oiseaux de la région.
    Curieusement, les églises ne sont pas au centre de l'histoire de la ville, mais reléguées presque au sud et à l'est, comme si les affaires divines n'avaient pas la prime dans cette bourgade ancestrale. On aurait pu croire que la via Gonzaga, qui avait longtemps fait concurrence avec la via Garibaldi, tenait par ses bâtiments publics la préférence de sa population fière et parfois ténébreuse sur les jardins de la via Trento ou de la piazza Garibaldi. Mais, à l'habitude, les moeurs lentement évoluées des paysans  devenus citadins démontrèrent que cela n'avait pas d'importance. Les cours intérieures étaient toujours aussi bruyantes, les odeurs de cuisine aussi puissantes, et chaque villa, chaque cour, se comportait au milieu de la ville comme un château féodal et fortifié, où l'étranger à la courée était traité en animal ou en prince...  
    Et les puits cachés sous les auvents donnaient à chacune de ces citadelles des allures de défis où les fièvres de marais étaient muselées et les guerres inexistantes. Pourtant, à Guastalla comme dans toute la région, les multiples forces de tous les pays d'Europe étaient venues faire le sac, ou occuper la ville pour en demander rançon, ou encore y faire la traite à la chair à canon, depuis des siècles et des siècles, si bien que l'air farouche des habitants d'aujourd'hui reflète encore des terreurs de femmes cachées, des regard ébahis d'enfants enlevés, et la colère des hommes emportés en capture. Les ancêtres de Dania, d'obscurs barons dilués depuis des siècles dans la population de la plaine, avaient autrefois une grande villa à l'écart du fleuve trop capricieux, agrémentée de grandes terres de bon rapport, où il faisait bon cultiver le blé et le seigle. Puis, avec l'épuisement des obligations testamentaires, les partages morcelant les terres, il n'était resté à ses grands parents qu'une petite maison accrochée par un chemin au village de Tagliata. Son père était né là, et elle aussi. Le village s'était construit au fil du temps autour d'une chapelle dont on disait qu'elle était miraculeuse, que l'eau qu'on y buvait guérissait  des fièvres des marais, et forcément, comme les miracles attirent les foules, quelques paysans malins y avaient contruit des granges qui servaient plus à héberger les pélerins qu'à stocker de la paille...
    Dania avait enlevé ses chaussures, qui, décidément, lui faisaient trop mal. Elle avait posé son sac sur son lit, jeté, presque, tellement elle était fatiguée. En regardant par la fenêtre, elle voyait encore quelques phares illuminer la longue plaine, et passer le carrefour qui allait à Guastalla, en faisant le double virage. La lumière des phares des voitures, à cet endroit précis, ressemblait à l'éclairage d'un phare d'une côte maritime infinie, n'auraient été les quelques bâtisses, récentes pour la plupart, qui donnaient à la monotonie plate des reliefs d'accidents, comme si les hommes s'arrangeaient toujours pour chiffonner le paysage. Un  promoteur n'avait-il pas trouvé mieux que de planter un immeuble au milieu des fermes centenaires, occupées maintenant par les maraîchers de la ville ?
    Elle regarda encore par la fenêtre les derniers rayons du jour se briser sur les arbres lointains de la plaine, là-bas vaguement vers l'ouest. Elle y voyait maintenant les feux rouges des voitures disparaître dans la brume naissante, sur la route de Correggioverde. Elle se disait que peut-être demain, elle se lèverait à l'aube et elle irait faire en vélo cette promenade promise. Elle passerait par les chemins de ferme pour ne pas suivre le bord de la route et éviter le vent des autos, elle roulerait dans la terre sombre de la Grande Plaine, elle longerait l'étang de retenue près de la ferme, puis prendrait les chemins de traverse pour rejoindre le bord du fleuve. Là, elle traverserait le pont droit et raide qui passe le Pô. Après le pont, elle quitterait la route et descendrait le talus pour rejoindre le chemin de halage, et elle partirait comme ça, tout droit vers le fleuve, en suivant les ombres des grands arbres...
    Au soleil de midi, elle reviendrait en passant par Dosolo, en traversant le village pour sentir les parfums de fruits dans les coopératives, ou pour écouter les cris des hérons qui chassent dans les marais.... Dania pensait à tout cela, machinalement, en regardant la nuit pousser plus loin ses soucis du jour.
    Elle se croyait lancée dans une torpeur digne de l'autre coté du monde, abasourdie par le rêve qu'elle venait de faire. Elle marchait sur une plage tropicale, aveuglée de soleil, les pieds doucement crissés par le sable presque blanc. Sa vision n'était pas nette, mais elle distinguait au loin des fanes de cocotiers tomber dans les cristaux du soleil qui se réfléchissait dans la mer, et en dessous une ombre qui marchait vers elle. Janis Joplin hurlait son Move Over dans sa tête, accompagnée par les guitares folles. "You know I need a man" tonnait dans ses tympans, et les reprises musicales lui hérissaient les cheveux. Le ciel était trop bleu, la plage trop blanche, tout brûlait tout à coup autour d'elle, le monde se mettait à tourner avec les spasmes de la musique Rock des années 70, puis tout à coup son corps se mettait à ruisseler de la pluie survenue derrière elle, elle sentait les gouttes tièdes caresser son dos, ses cuisses, ses cheveux retombaient sur son nez, mais la silhouette avançait toujours vers elle, aveuglée par le soleil dont le nuage passant n'avait pas encore battu les rayons. Elle distinguait le corps d'un homme, plutôt grand, plutôt élancé, mais elle ne voyait toujours pas son visage. Elle marchait péniblement dans le sable mou, ses jambes ne voulaient pas la suivre, elle avait l'impression de tendre les bras vers l'impossible, et l'autre qui ne semblait jamais venir ...