Lancée
la plage de Robinson - Page 18
-
Quatrième conte de la Nuit des Temps
-
Troisième conte de la nuit des temps
Caïn
-
Deuxième conte de la nuit des temps
Eve
-
Sahel
Entre Tchirozérine et Rharhous... Quelque part entre deux mondes, celui du sable et celui de la terre, entre le sec et le moins sec, là où dorment des fleuves de sable, éveillés quelquefois par un orage lointain qui éclate dans le massif de l'Aïr...
Et là, à deux cent mètres sous la roche, dorment des millions de litres d'eau douce, fraîche, fossile. Une eau qui a vu mourir les derniers dinosaures, une eau vers qui va le trépan du forage...
Depuis des semaines, les pointes d'acier rognent le silex et le quartz. Il y a quelques heures, le tube a disparu avec un bruit de moteur qui tourne dans le vide.
Depuis un mois, la pompe tire l'eau des profondeurs. Les spores déposés dans l'obscurité de la préhistoire ont commencé à produire des algues vertes et violettes, le bassin de décantation a transformé le désert en paradis, et des centaines d'animaux sortis de nulle part viennent y boire au lever du jour : tourterelles, outardes, corbeaux, aigrettes.
Le chantier avance, et chaque jour l'eau nouvelle se rapproche du village prochain, sous les 56° qu'annonce le thermomètre.
Un homme aborde la voiture le long de la piste. Langage Bouzou incompréhensible, mélange de Touareg et de patois Masaï. Il supplie de descendre de la voiture, de rentrer sous la tente sombre en laine de chameau.
Une fillette est là, allongée sur le sol, la bouche entrouverte, les yeux révulsés. Pas de fièvre, mais elle délire dans un coma de déshydratation. Vite, avertir le père d'attraper une chèvre de son troupeau et de la traire, frictionner l'enfant pour tenter de la réveiller, lui donner quelques gouttes de lait. Pas de réaction. La prendre dans les bras, monter dans la voiture, et foncer à travers le désert jusqu'au bout de la piste, à 50 kilomètres...
Pendant que le chauffeur se bat contre les trous et les bosses, il faut maintenir ce corps décharné et inerte contre ma poitrine, lui donner dans les cahots des espoirs de survie insensée avec des caresses qu'elle ne sent pas, avec des mots bercés qu'elle n'entend pas, avec des gouttes d'eau qui coulent de ses lèvres et retombent sur ses joues, se battre contre le temps, allez, plus vite, oui, comme çà, passe par là, pourvu qu'on arrive à temps, çà y est , la piste s'ouvre, on voit les cases dans les branches des épineux...
Elle respire doucement, elle ne sait pas... Elle vit encore. La sœur qui s'occupe de ce poste de secours du bout du monde reçoit l'enfant comme un cadeau, elle l'emporte et la couche sur le brancard, me dit de rester dehors, sous les palmiers de l'oasis. Les villageois apportent le thé jaune et fort, le père sourit un peu dans ses larmes.... Il regarde autour de lui, avec des yeux en forme d'excuses, comme si l'agonie de sa fille était de sa faute. Le marabout est venu prier avec lui.
Le jour s'épuise avec le silence du désert. Peu de paroles. Des regards, intenses, purs, des regards de marins qui traversent les tempêtes...
Il faut repartir sur le chantier, continuer à poser les tuyaux dans le sable, faire avancer l'eau du bout de l'Histoire vers le bout du monde, vers les hommes.
Malgré les efforts, la petite fille n'a pas survécu. Les parents ont consolé leur peine avec les mots du Coran, avec les prières murmurées les mains ouvertes, en regardant l'Est et l'Ouest, en aimant encore plus les autres enfants, malgré la pauvreté, la maladie, l'ignorance.
Et nous, les hommes venus d'ailleurs, gens d'un autre monde, nous avons cherché le souvenir de ce corps chaud et doux dans le creux de nos bras, nous avons pesé le silence de ce silence abandonné à nous pour toujours... Nous avons juré dans nos âmes que jamais l'enfant du Sahel ne serait oublié, qu'aucun découragement ne pourrait effacer le sacrifice innocent d'une vie contre rien. Et pourtant...
©Pablo Robinson-07/2005
-
Le temps qui reste
Il nous reste quelques années avant le grand basculement vers un autre avenir il nous reste du temps. Quelques jours encore pour aimer les oiseaux courir au fond des bois, dire la vérité. Quelques heures au surplus pour faire une prière avec les mains tendues, pardonner à hier quelques pas de danse pour inviter le monde à marquer la cadence oublier ce qui compte Quelques secondes encore et l'année est finie et la sueur versée emportée dans l'oubli c'est à la porte c'est le temps de venir le temps qui nous emporte vers celui à venir Pablo Robinson © 10.01.1996
-
Les voleurs
Le téléphone a sonné dans la nuit. Hébétude de veuve éveillée en sursaut dans sa maison solitaire, où tout est souvenir de temps à peine oubliés, de présences recherchées en forme de fantôme espéré et évanoui, trop loin dans le temps pour se rappeler de son visage, de ses mimiques. Les gendarmes appellent depuis l'autre bout du pays, là-haut, dans les montagnes, haut lieu de la famille depuis tant d'années. Venir le plus rapidement possible. La maison cambriolée. La route à faire. Trop loin pour partir tout de suite. L'aube transforme les ombres nocturnes des arbres du jardin, ombres chinoises sur la pâleur du ciel. Nouvelle tristesse, en attendant de comprendre les sons qui sont sortis du plastique de l'appareil. Nouveau choc de comprendre que quelque chose d'autre sera perdu à jamais, choses de la vie, marquées du passage de sa main, façonnées par le temps vécu en famille, maintenant laissées par des odeurs de meubles, des usures conservées comme des reliques d'un amour éprouvé, bâti en tant d'années de partage avec un homme maintenant disparu, et qui était devenu avec le temps un ami plus qu'un époux, un père plus qu'un amant, ombre insoluble des pensées de chaque instant... Le moteur arrêté de la voiture cliquette en refroidissant. Le crépuscule de la montagne et l'air vif du nord réveille les sens après la longue somnolence de l'autoroute et les luttes contre le sommeil dans les épingles des cols à franchir. La porte a été arrachée par les cambrioleurs, et la lumière crue de l'ampoule électrique inonde la terrasse dans la nuit étoilée. Le cauchemar commence. Entrer dans la maison pillée, vidée des meubles anciens, sans plus aucune marque pour fixer le passé et le présent. Marcher dans les débris de vaisselle, ramasser çà et là une photo souillée de la boue d'une chaussure, une carte de jeu, une lettre d'amour ancienne jetée comme une ordure avec le reste du sac de la maison. Les nerfs ne peuvent tenir longtemps au train de la prise de conscience du viol de tant de secrets du passé, de tant d'instants de bonheur arrachés aux freins de sa mémoire, et les larmes montent, brûlées par la fatigue, condensées par la honte de savoir sa mémoire violée par des inconnus, sans rien d'autre que cette agression mentale si forte, parce qu'elle est découverte après l'acte, sans douleur, sans action... Elle reste de longues heures le regard dans le vide, ignorant les caresses de ses enfants, refusant le semblant de dîner sur la table en plastique laissée par les voleurs. Ils ont aussi pris la pendule, "sa" pendule, qu'il remontait si soigneusement chaque soir, et qui était restée arrêtée depuis qu'il avait disparu. Le sommeil finit par la prendre, effondrée dans le fauteuil en osier, au petit matin, aux dernières lueurs des braises du foyer de la cheminée. Dans le silence des pièces devenues sonores rôdent pour quelques temps des éclairs de rage étouffée, de colère rentrée, de désespoir lourd d'un nouveau deuil, de l'arrachement de la matière après l'arrachement de l'être aimé, des traces d'un testament des choses devenues invisibles, retenues par d'autres mains impures, spoliées du respect que l'on doit aux objets quand ils sont baignés d'amour et de tendresse. Elle reprendra la route du nord, laissant à ses fils les tâches ingrates des constats, des rangements, des vides à combler avec des meubles qui n'auront pas d'histoire, des ambiances perdues qu'il faudra encore enterrer quelque part dans sa mémoire de fille, de femme et de mère, qu'il ne faudra plus appeler en souvenir comme un baume apaisant les souffrances de la solitude. Il ne restera décidément rien qui ne pût être caché dans l'intimité de son amour aujourd'hui rendu à l'éternité, comme une punition invisible pour une faute inconnue, par la main des voleurs, visages inimaginables, invisibles, passeurs instantanés de la teneur de la vie au grand rien silencieux, cauchemars du mental à jamais éveillé. Ils riront de leur nouvelle prouesse de lâches, souhaitant sans doute encore casser une maison isolée, ignorant les griffures éternelles qu'ils tracent dans l'Invisible, traces marquées d’opprobre et de honte, meurtriers de l'histoire des hommes, annihilateurs des jalons que d’autres placent dans l'espace-temps pour donner à leur vie des bornes de repérage pour eux-mêmes et pour leurs enfants. Pablo Robinson
-
L'Esprit
Les dunes sont froides le matin sur les berges du lac de Tibériade. Les pécheurs sont partis avant l'aube ramasser les filets, et un homme attend sur la grève. Le soleil se lance dans la brume, la transperce en rayons flamboyants, puis éclate sur les collines avoisinantes. Les barques rentrent, au rythme scandé des rames qui plongent dans l'eau calme, puis abordent le sable en un chuintement discret. Les pécheurs débarquent en silence, gestes mécaniques d'hommes épuisés. Inquiets tour à tour, ils se tournent vers cet étranger qui attend, le visage paisible, et qui les regarde comme jamais personne ne les avait regardés. Trois années plus tard, à Jérusalem, les pécheurs du lac de Tibériade se rappellent qu'ils avaient abandonné leurs seules richesses, leur filet de lin et leur barque, pour suivre celui qui leur avait dit de les suivre, sans autre promesse, sinon de parler chaque jour de l'Esprit, se disant lui-même Fils d'Eloim, Celui qui n'a pas de nom, Celui qui est le début et la fin, proclamant dans la Judée et la Samarie que les putains et les fous seraint servis les premiers au festin de la Vie Eternelle. Ils se rappellent les injures des pharisiens, bourgeois religieux et austères, serviteurs méticuleux du Temple. Là, devant eux, leur Maître subit l'interrogatoire des sbires de l'occupant romain. Il ne dit rien de plus que ce qu'ils ont appris pendant ces trois années, inlassablement, avec dans les yeux la même détermination tranquille, semblant ignorer les coups de trique, les crachats puants, les ronces d'aubépine enfoncées dans la peau de son crâne, les railleries des ignorants. Ils savent qu'il va mourir bientôt et ils ont peur.... Mille ans plus tard, entre les murailles sèches d'un village de montagne, un homme sombre, au nez rond, portant une natte de cheveux blanchis par l'âge, portant un simple pagne de tissu grossièrement construit, les jambes repliées en tailleur, maigre ascète aux yeux doux, décrit avec ses doigts sur le visage d'un enfant aveugle des dessins magiques. Il arrête son index sur un point situé entre les yeux, au-dessus, plus précisément entre les sourcils. Il marque de son ongle la peau dorée, puis, d'un geste délicat, prend la goutte de teinture rouge de son écuelle et imprime un rond parfait sur le bas du front de l'enfant. Puis il commence une longue mélopée en forme d'histoire. Il est question du troisième oeil, celui par lequel entre l'Esprit du Maître du Monde, Force des forces, libérateur des tourments, consolateur magnanime des souffrances des hommes... L'enfant somnole, assis en tailleur en face du vieillard. Des larmes coulent sur ses joues et brillent de l'éclat de la lumière du jour qui entre dans la masure... Dehors, les parents attendent, sûrs de leur choix, avide de voir l'enfant ressortir sans tendre les mains à tâtons, trouvant presque normal que la guérison soit venue, confiance aveugle d'aveugles dans l'au delà. Quatre millénaires ont passé. Les hommes ont progressé vers leurs autosatisfactions, apportant heure après heure de nouvelles théories sur les autres preuves de tout, justifiant du possible et de l'impossible, communiquant même sans paroles d'un bout à l'autre de la planète, sans un mot, sans un geste des mâchoires ou de la langue, sans expression du corps à un autre corps, envoyant par une fenêtre de l'intérieur des mots égrenés du bout de leurs doigts vers un inconnu improbable, à peine imaginé, ne sachant rien de lui, sinon la trace de ses mots sur une autre fenêtre, mots induits des sens de l'histoire de l'autre, de la vie de l'autre, de la Force de l'autre. Certains ont mis un nom sur l'Esprit. Ils l'appellent "Dieu", "la Force", "Celui qui n'a pas de nom".... Les hommes ont depuis longtemps mis une confusion entre l'amour des autres, issu de "l'Esprit", et l'amour de soi, issu de soi. Ils ont mélangé la fraternité avec le copinage, le respect de la vie avec la fornication, le sens de la terre avec l'individualisme, oubliant que la plupart des "autres" habitants de la planète Terre n'ont pas de fenêtre intérieure dans leur taudis, qu'ils ne savent pas former des mots avec leurs doigts en appuyant sur des petits carrés pleins de signes inconnus. Ils n'ont même pas de bougie à brûler pour deviner le visage des enfants qui somnolent dans un coin, et demain, ils chercheront encore dans les yeux des passants de la ville ce geste de fraternité recherchée et pure, rare, forte, de la puissance des âmes qui parcourent l'univers pour y connaître l'Inconnu. Ce geste qui passe par le regard, qui transperce ce point de perception depuis longtemps reconnu par les sages Asiatiques, placé entre les sourcils, à l'endroit où la Paix entre dans les coeurs, là où se manifeste l'Esprit.... Le baiser enfin, marque puissante et ancienne de reconnaissance de l'autre, attouchement furtif des corps et des visages, marque de la fraternité vraie, marque de la pureté des sens, du don à l'autre de soi, pour accepter la sensation ancestrale des lèvres, premiers instruments de reconnaissance du corps, baiser donné ou reçu comme un don de l'Esprit, quand celui qui le donne est un pauvre, et celui qui le reçoit est un ange. Baiser de prière muette, consolation mille fois renouvelée dans l'imaginaire de ceux qui meurent du manque d'amour, de ceux qui crèvent de ne pas être embrassés par les autres, acteurs passifs des turpidités de la violence des sens, aveugles injurieux de leur propre cécité, qui fondraient en larmes en reconnaissant enfin la douceur de cette paix venue de l'Esprit...
©Pablo Robinson-07/2005
-
Premier conte de la nuit des temps
Adam
-
Viagra impérialiste
Un pays qui a besoin de pilule pour faire ses enfants et de pilules pour ne pas faire des enfants n'a plus grand'chose à faire dans l'univers. La terre est une poussière de la galaxie de la voie lactée, laquelle est un petit point de la constellation du centaure, laquelle est un amas commun d'un coin du grand large insondable que nous ne pouvons même pas imaginer. Et pourtant quelque chose de vivant est accroché là, qui n'est pas fixe, qui découvre le temps, ces espaces entre les évènements sidéraux phénoménaux qui nous entourent. Fractale insidieuse de l'univers, un photon frappe une matière et le capteur visuel y voit une couleur, plus petit encore que n'importe quoi, il répète inlassablement la danse des atomes, les interactions physiques de nos gestes brutaux d'atomes mathématiquement liés, en une société comparable à un liquide... tous ensemble, mais sans autre structure que d'être collés les uns aux autres avec un semblant d'attaches sociales ou économiques, rapidement disparues si la température augmente un peu. Et pourtant, au coeur des corps bénis des femmes, autre fractale d'une cellule qui en rencontre une autre, qui perce par sa structure chimique la paroi de l'oeuf, et ensère des chaines adéniques aux chaines complémentaires, et la vie surgit, complète, indivise, unique et inutile, grain de lumière pour une petite part d'éternité, faite de surprises et de souffrances, de gestes répétés des millions de fois, pour rien, pour le temps qui va passer, pour l'espace de l'univers que la galaxie immobile mais en marche va traverser pendant un bref instant. La vie... Il faut que la vie continue, et personne ne sait pourquoi. Les instincts des vivants inférieurs, qui ont un mécanisme de marche plus petit, plus attentif aux reflexes qu'à la reflexion, passent leur temps à survivre pour que d'autres survivent à leur tour, sans qu'ils sachent compter, ni les jours ni les nuits, qui ne sont capables de rien d'autre que de la transmettre cette vie là.. Et les hommes, incapables de donner cette vie, de la porter en eux, de sentir les coups de pieds d'un foetus en mangeant une pomme, incapables de rire de ce bonheur si fort et si simple, incapables de sentir la vie s'échapper de leur corps, prolongement d'eux mêmes dans l'extérieur de soi, miroir vivant de la continuité de soi dans le futur de la vie, ces hommes là n'ont d'autre consolation que de créer autre chose que la vie d'eux-même: des charrues et des épées, des avions et des missiles, des téléphones et des poisons, et aussi de quoi croire qu'ils seraint capables de faire autre chose encore, bien plus tard, bien plus longtemps, par exemple de donner la vie. Mais ils sont menteurs avec eux-mêmes, menteurs avec l'histoire de la vie. Ils veulent simplement jouir de la seule souffrance qui soit objective dans le sens de la vie et du futur. Générer dans leur corps de nouveaux orgasmes, symboles de leur limite, symbole de leurs faiblesse. Souffrance des orgasmes masculins matérialisée par les décharges d'adrénaline, preuve médicale et chimique que ce n'est pas un plaisir. Et pourquoi ne pas faire durer le plaisir de tous ces étalons abrutis qui ne comprenent rien au sens des gestes que la nature a élaboré depuis des millénaires pour transmettre la vie... Pendant ce temps, pendant qu'ils croient par leurs érections stupides détenir la clé des mystères de la nature humaine, d'autres fruits de cette vie là, cette vie des hommes, enfants ou pas enfants, d'autres disparaissent pour rien, cadeaux de traits d'union de vie gâchée pour une mort facile, guerre, famine, abandon, soif, tous rongés par l'hébétude de ne pas avoir compris pourquoi ils devaient mourir comme cela si bêtement, alors qu'ils pouvaient écrire un opéra, inventer un nouveau monde, jouer avec leurs doigts dans les rayons du soleil, dormir en rêvant qu'ils n'allaient pas mourir. La pilule bleue rendra les hommes plus stupides encore. Il vont croire comme il y a trente mille ans que le monde va tourner autour de leur sexe érigé en centre de l'univers. Personne ne trouvera la pilule arc en ciel qui rend les gens libres et généreux, conciliants et respectueux de leur bête condition, amas de chair fragile, imparfaite et finie, qui ne peut durer sans aimer, qui ne peut subsister sans amour, sans qu'aucune femme de sente un enfant bouger dans son ventre, comme un miracle mystérieux qu'elle ne peut partager. Donner la main à un enfant, et le conduire avec pureté et résolution jusqu'à la fin de la vie, la mienne ou la sienne, peu importe, pourvu que.... Pablo Robinson
-
J'attendrai
J'attendrai quelques jours pour que tu lises cette lettre. Le temps que le temps passe un peu, que les douleurs se referment, que les regards se reposent, que l'imagination se calme, secouée de souvenirs, des temps de tendresse, des temps de joie. Parce qu'il y a eu d'abord l'appréhension. Pas forcément celle de la mort d'un homme. Mais la mort d'un être humain. La disparition de la vie. Parce qu'au fond, ce que nous pleurons dans ces moments-là, c'est l'absurde de nos vies, la vanité de nos gestes, l'impérieuse nécessité de n'être pas immobiles dans l'Univers, de devoir remplir nos ventres et faire battre nos coeurs, empesés que nous sommes dans les poids pendus de nos reflexes, depuis la nuit des temps. Machines à survivre qui s'arrêtent, machines silencieuses et intelligentes, capables d'aimer et de haïr, de chérir et d'apprivoiser, de construire et de défaire. Et tu as regardé le corps de cet homme, allongé et immobile. Et alors ont jailli des questions de nos existences, rebelles ou dociles, vivaces ou tranquilles. Ce corps là a remué avant : il a aimé, embrassé, chéri, puni aussi, éduqué, jours après jours il a été un modèle, et je ne l'ai pas toujours écouté, même si je l'entendais, je ne l'ai pas toujours suivi, même s'il me montrait le chemin de sa vie, pour que j'en fasse la mienne. Ce sont ces regrets là qui font réfléchir, et les insouciances de nos vies les ont fait oublier. Rien n'aurait pu être fait autrement, avant. C'est le terme de notre espace qui le veut. Il ne faut pas croire les contes de fées, ni les dessins animés. La vie s'est arrêtée. Elle ne reviendra pas ici, ni dans ce corps que tu pleures. Au fur et à mesure des veilles, des amis qui passent, des chaleurs des autres qui viennent par petits groupes assouplir vos coeurs raidis par la douleur, se dessine petit à petit une lueur qui fait fuir la solitude béante que fabrique l'absence d'un être cher. Ce n'est pas une forme d'espoir. Une espérance en soi, qui émerge lentement, après des mois de solitude.Pas celle que racontent les livres saints. Des choses se passent dans la tête, à propos de tout cela, et la vision de l'avenir se trace différemment. Bien sûr, il reste des contingences matérielles, ce qu'il faut faire pour entretenir ce qui a été créé ou construit par ceux qui ne sont plus là, soutenir celles et ceux qui ne peuvent comprendre de sens de l'infini, les entourer de l'amour qui a maintenant disparu, de la tendresse qui n'est plus partagée, de la compassion que pouvaient s'offrir deux êtres qui ont partagé leur vie avec les mêmes angoisses et les mêmes plaisirs, et qui n'éxiste plus. Je voulais t'écrire ces quelques mots, loin des paroles perdues, loin des bruits souvent inutiles et vains des cérémonies officielles. Me cacher pour envoyer quelques prières modestes dans le noir de la nuit, vers une âme inconnue que tu as aimée. Mes mots à moi resteront, je le sais. Ils seront écrits dans ta mémoire, ils te soutiendront, tout le temps que durera ta peine. Et lorsqu'elle sera noyée dans les gouttes de ta sueur, balayée par les soucis quotidiens, quand tu te surprendras à sourire parce que la vie le veut, alors, si tu le souhaites, si les évènements nous mettent côte à côte, tu sauras que derrière mon silence tu trouveras la paix, après tes fatigues et tes combats tu pourras te reposer, avec le calme de la nuit, avec mes mots égrenés dans le silence, dans ma solitude, vers l'inconnu que nous rejoindrons tous. Tu diras aux tiens ma timidité à me joindre à vous, de peur d'entrer dans une intimité qui n'est que vôtre, où je n'ai pas de place, sinon de loin, pour exercer avec d'autres dans le silence la compassion qu'ils pourraient attendre de l'invisible... Pablo Robinson (c) 1998