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la plage de Robinson - Page 19

  • Jamillah

    Le poste radio du taxi des années quarante distille la voix chatoyante d'une inconnue, en forme de trilles aigües et érotiques, forme secréte de séduction que les femmes sémites possédent, et qu'elles doivent peut-être à l'antique manière qu'elles ont de regarder les hommes avant qu'ils ne les courtisent...

    Le village est bientôt traversé, semé de chaos. La guerre est toujours là, soit qu'elle soit donnée, soit qu'elle soit subie. Nouveau poste de contrôle, tenu par de nouveaux gardes, suspicieux d'abord, respectueux ensuite, après que l'interpréte ait répété pour la millième fois depuis ce matin le mot magique de ma profession: "moendiss". Les ingénieurs sont respectés comme des demi-dieux, s'ils ne sont pas juifs, ni espions, ni Kurdes. Le tacot repart, vieille Mercedés de 1941, rafistolée avec n'importe quoi qui fait qu'elle marche encore, avec un chauffeur qui ne voit rien, qui n'entend rien, qui ne sait rien, mais qui informe les services secrets de nos moindres faits et gestes... Nous avons quitté Kirkouk, ville magique, fantôme vivant de l'ancienne Ninive, qui étale ses remparts bibliques face au soleil couchant, bordés d'eucalyptus de la couleur des armes, mi brun mi vert, taches de couleur sur le désert qui rôde alentour.

    La route suit la rivière. Elle grimpe autour des montagnes et nous en fait faire les tours et les détours. Les heures passent à monter des cols en quatrième, à faire cliqueter les soupapes comme des castagnettes, sans que notre chauffeur aveugle sourd et muet ne soulève un sourcil . L'interprète, un Algérien de mon âge, s'est endormi sur l'épaule du chauffeur. Il est barbu comme un vrai Musulman, mais il boit de l'arak comme un trou aux haltes du soir, dans les hotels vides du gouvernement, seuls endroits où nous avons le droit de dormir entre deux trajets à travers le désert.

    Bientôt l'air change et devient humide. La nature se met à respirer, les arbres à pousser. La rivière n'est plus qu'un torrent, et, le nez dans la portière, j'aspire les parfums de rose et de jasmin lorsque la voiture passe dans un hameau. Les barraques de terre qui bordent la piste sont vides, vidées de la vie, vidées par les armes, et les Kurdes que nous croisons sont des vieillards et des enfants. Quelques femmes en fichus multicolores accrochent sur leur hanche des moutards morveux en poussant des moutons pour libérer la route. Elles se taisent, elles savent qu'il est interdit de parler aux étrangers. Pourtant , au passage, le coin de leurs lèvres se retrousse et un sourire apparaît lorsque ma main laisse tomber quelques cigarettes sur le gravier, qu'elles ramassent l'air de rien, solidarité futile du silence et de l'instant.

    Sarsang, village perdu dans les pieds occidentaux du lointain himalaya, dont personne ne sait s'il est d'irak, de turquie ou d'iran, mais qui est kurde depuis des siècles. Le boulanger plaque ses galettes dans son four de fortune, et le Père Jean, en français impeccable, m'accueille dans son église orthodoxe. Devant mon étonnement, il m'explique qu'il a fait ses études à Paris, et lorsque les femmes du village, qui nettoient l'église, se mettent à chanter des airs cyrilliques sur son ordre, il baisse le ton et me dit dans un souffle, comme un code, son appartenance à...

    Et le boulanger, plus tard, nous apporte dans l'hotel vide ses galettes de froment, chaudes et craquantes, en nous précisant que sa fille viendra préparer les chambres, mais que son pétrin est plein de grenades, et qu'il espère que nous avons compris qu'il s'en servira si sa fille se plaint... L'interprête traduit à demi mots ce patois de turc et d'arabe, pendant que le serveur de l'hotel, copie conforme du sergent Garcia, rit à bouche déployée en montrant ses dents noircies par les vilaines cigarettes égyptiennes. Il rit encore avec son "labane makou" qui nous annonce qu'aujourd'hui non plus il n'y aura pas de yaourt, seule boisson raisonnable entre l'arak et l'eau croupie dans ce pays grandiose peuplé de rois et de fous.

    D'autres étrangers sont venus me rejoindre, pour construire la route que je trace avec effort dans la neige naissante, pendant que Jamillah tient les piquets rouges et blancs entre ses bras. Elle est engoncée dans son manteau typique, fait de morceaux de tissus en un grand patchwork multicolore, avec ses cheveux blonds qui débordent du foulard, ses yeux droits et verts, innocents et durs sur son visage rougi par le froid, ni beau ni laid, mais tellement rassurant pour un homme seul depuis tant de mois. Les hommes du pays sont morts, déportés ou au maquis, et ceux qui restent sont otages des hommes du sud pour nourir le village, avec du pain et des prières. Il ne reste que les femmes et les enfants pour faire les travaux. Elles sont femmes de montagne, rudes, rèches, riant bravement à des histoires salées que les gardiens de l'hotel leur lancent de loin, portées par l'écho de la montagne et la neige. Mais Jamillah ne dit rien. Elle reste derriére moi silencieuse et tétue, scrutant mon regard lorsque je la regarde, sans autre expression que de tendre le prochain piquet, me regarder viser un sommet de montagne, rabattre mes angles, mesurer les distances, et marmonner mes formules de calcul comme des rites magiques, planter dans le sol gelé mes morceaux de bois, comme des incantations funestes qu'elle ne comprend pas. Jamillah n'est ni femme ni enfant. Ses formes cachées par le pantalon et son manteau font mentir la candeur de sa bouche et l'innocence de ses yeux, et son père boulanger ne dit rien autrement qu'avec des menaces, tellement que l'interprète en a peur.

    Au fil des jours, entre mon chauffeur de taxi-gardien-sourd -muet-aveugle et Jamillah qui ne dit rien, je me sens moine ouvrier, et je m'enferme à mon tour dans ce mutisme particulier de l'ascèse des montagnes, appréciant jour après jour la force du silence. Jamillah est sourde, et muette, et tout à coup je comprends les grenades du père, ses jurons et son poing qui se lève si quelque chose arrive à sa fille.

    Un matin, Jamillah n'est plus venue, comme si elle n'avait jamais existé. Le jour suivant, un chauffeur d'engin a fui le chantier. Et j'ai appris quelques semaines plus tard que le boulanger voulait le tuer avec ses grenades. Revenu à Bagdad pour une histoire de plans à terminer, j'ai vu arriver dans ma chambre, à deux heures du matin, le chauffeur ensanglanté, me suppliant de le cacher et de le renvoyer au pays par le premier avion. Fuyant la colère du père après avoir voulu abuser de sa fille, il avait été dénoncé par le chauffeur de taxi, arrêté, emprisonné, battu, et s'était évadé dans un pays en guerre, en étant à peu près sûr d'être recherché comme un espion.

    Et moi, qui avais aimé Jamillah comme une soeur pendant toutes ces semaines, qui avais senti par son silence mille paroles indicibles, mille aveux inconnus, je devais à présent aider son bourreau...

    Je suis arrivé à Paris le lendemain soir, accompagné d'un blessé qui avait la tête cachée dans un pansement, rappatriement sanitaire banal parmi tant d'autres...

    Jamillah n'était pas sourde de naissance, ni muette. Les ruines des villages, les carcasses des migs éclatés à flanc de montagne, les absents des maisons aux fenêtres barricadées de vieilles planches difformes, les yeux de Jamillah, les yeux durs et froids de Jamillah, sa bouche fermée qui ne disait rien, jamais, comme une parole immense, comme la clameur d'un peuple, comme un cri perçant dans le froid des arbres nus ravagés par la guerre... Je rêvais d'embrasser Jamillah, par un baiser de frère, sur sa joue froide et mouillée de larmes libérées enfin.

    Je rêverai encore mille ans plus tard d'être libéré de mon impuissance d'homme, de mes bras inutiles, de mes lèvres séches et qu'un jour Jamillah...

    (c)Pablo Robinson-01/07/2005

  • L'enfant de Sabra

    La frégate aborde à la rade de Beyrouth, sous un soleil de plomb. La ville se montre, impudique, soulevée au-dessus du port, relevée de ses places, de ses tentures tendues sur les terrasses pour garder du soleil les hommes ensommeillés. Au loin, luisante, la montagne, renvoyant dans nos yeux les reflets des fenêtres, les éclats des miroirs, les jets de lumière renvoyés dans le soleil de l'ouest. Perdu dans la ville, je me suis hasardé dans une église sombre, entêtante de l'encens qu'on y brûle, faite de couloirs où l'on butte contre les bancs, à force de ne rien voir après l'aveuglante lumière des rues blanches, des maisons blanches, des venelles blanches...

    Et puis je me suis assis, écoutant mon souffle dans le silence de prières obscures, calmant les battements de mon coeur, attendant que la lumière apparaisse du noir, que se calme ma machine à vivre. Les yeux fermés, surpris par le calme, revenu par reflexe en d'autres lieux de prière, sans doute à cause du parfum qu'on y avait brûlé, j'ai fini par prier, comme on prie à vingt ans, sans illusions et sans scrupules, avec l'effronterie de la foi lorsqu'elle n'est pas assassinée par d'autres certitudes... Un prêtre est passé près de moi, je l'ai à peine aperçu. Mais il m'a souri comme s'il me connaissait déjà... Et là, sur le parvis, nous nous découvrons, avec la simplicité de ceux de l'aventure, n'ayant rien à offrir qu'une main tendue, un morceau de fromage, un morceau de temps.

    Déjà nous traversons le temps, nous partons vers le sud, vers la frontière de palestine, pour admirer, entre la mer et le désert, les joyaux d'architecture accumulés là au long des siècles par tous les envahisseurs, certains chacun de mourir pour sa bonne foi, celle d'Abraham, celle de Jésus ou celle du Prophète. La route est défoncée soudain, crevée par les bombardements, et un chemin s'est tracé, au fil de la journée, pour contourner les obstacles. Des enfants sont là, armés de fusils d'assaut automatiques presque plus grands qu'eux. Ils nous regardent sans orgueil, las de voir les autos passer, las d'une guerre que je découvre. La voiture cahote dans les trous des tirs de mortiers, elle rejoint une piste sableuse, qui rejoint une autre route, qui repart sur Beyrouth, à travers les quartiers des banlieues, sales, minables de désordre et de misère, mais où les regards croisés ne montrent que dignité et honneur. Elle passe dans une nouvelle ruelle, plus gardée qu'ailleurs.

    Mon hôte m'explique que c'est le camp de Sabra, où sont relégués les arabes de palestine . Ils vivent là depuis plus de 20 ans, soutenus par les factions islamites. Une file de femmes et de seaux attend près d'un camion que l'eau soit distribuée. Elles regardent le ciel, s'interrogent sur les risques de nouveaux bombardements, papotent comme si tout était normal, comme si tout était là depuis toujours, les barbelés, la porte du camp gardée par des adolescents maigres et rieurs, les taudis entassés dans la poussière, la piste encombrée de voitures en tous sens, le soleil, la chaleur, les mouches, le soleil, encore la chaleur...

    Tout a tourné en un instant. Un éclair au loin, un nuage de poussière, puis des gens qui courent, puis le bruit de l'explosion qui arrive comme une vague soudaine, alors que rien n'est compris encore de l'évènement. Nous sortons de la voiture, et nous avançons vers le nuage de poussière, hallucinés l'un et l'autre par l'incompréhension, froids et déterminés comme des robots, ignorant les fuyards qui se ruent contre nous pour s'échapper plus loin. Un enfant est couché près du trou de la bombe. Nous sommes près de lui, nous lui prenons les mains pendant qu'il meurt, ses yeux rivés dans les nôtres, ses yeux jamais oubliés, que j'ai refermés plus tard, après la douleur, fulgurante et inconnue, douleur de colère, douleur d'injustice. L'enfant de Sabra n'avait pas de nom. Je me rappelle avoir vu des miliciens se précipiter sur nous, enlever le corps de la poussière, détacher ses mains des nôtres et partir avec leur fardeau vers une destination inconnue.

    Le bateau est reparti et je n'ai plus revu le prêtre. Beyrouth est devenue depuis une ville de douleurs, une ville de rage, où le gachis des vies sacrifiées à la bétise ne sera pas comblé par le temps. Il ne resterait comme baume de consolation qu'une berceuse rêvée pour endormir l'enfant de Sabra, qui lui raconterait les odeurs de thé du souk de la place des canons, les fumeurs de kif somnolant aux terrasses des cafés, les parfums de mandarines et d'oranges, les jeux des autres enfants, ceux qui ne font pas la guerre, ceux qui poussent des cerceaux de bois dans les ruelles de la ville, sonore du rire et des pas des femmes, ombres fières et cachées glissantes au soleil sur les pavés polis par les siècles de marche.

    Un parmi d'autres. Rien ne console de ce drame, et l'homme qui en rit ne connaît pas sa pauvreté. 

    ©Daniel-Bruch-01/07/2005

  • Le Ghetto

    Il pleut sur Venise. La brume de la pluie rend les ombres des églises fantômatiques, et les canaux lâchent l'odeur de vase du marais. Déjà la nuit arrive, comme une louve, protectrice de la faune obscure, avide de rapines et de duels, complice des plans d'amour échaffaudés dans les esprits des femmes, dans la tête des hommes... Nous marchons en silence sur les dalles glissantes, évitant de recevoir des ordures jetées des fenêtres. Nos pieds sont noircis par la marche du jour, nos crânes brûlés par le soleil de mai. Nous avons marché tout le jour, évitant les villages, évitant la peste, habitués que nous sommes à subir les injures, à laisser les chiens aboyer derrière nous. Oui, nous avons l'habitude de la haine gratuite, nous connaissons depuis l'aube des temps l'opprobe et la honte des hommes. Nous savons faire tout ce qu'ils ne veulent pas accepter, mais ils nous traitent encore comme des étrangers. Nous leur avons pourtant apporté tant de merveilles ! Le travail du fer, l'épissure de l'or, fabriquer les bijoux, tisser les fibres de lin, teindre les tissus, tanner les cuirs et les peaux, fabriquer le papier, fondre le verre, tailler les vêtements... Et tant de choses encore. Mais ce soir, point n'est là ma pensée. Je marche en compagnie pour retrouver le quartier où nous avons l'obligation de résider, près des fonderies d'or et d'argent. Le prince de la ville nous honore parce que nous battons sa monnaie, parce que nous trafiquons pour lui, parce que nous faisons du commerce, mais ces catholiques nous méprisent à cause de nos traditions, à cause de ce qu'ils nous laissent faire et qui est contraire à leurs devoirs. Nous sommes riches et marchands, mais ils nous haissent. Ils ne connaissent rien de nous, ni de nos pères, ni de nos enfants. Ils nous tuent parfois, croyant que nos morts les sauveront de leurs fautes, leurs péchés, comme ils disent. Mon esprit s'envole avec les balancements réguliers de la marche. Je m'imagine dans l'avenir, parcourant le monde avec mes gens, saluant mes amis au grand jour, traversant les mers sur un oiseau géant, regardant du ciel la création de l'Eternel, comme un joyau épuré, débarrassé de la haine et de l'ignorance. Je vois des villes fourmillant d'hommes et de femmes de toutes origines, bigarrement de couleurs et de races, de gestes et de traditions, partageant les uns aux autres les talents de chacun pour le bien de tous. J'imagine la création des hommes, qui peuvent en esprit conquérir le monde, partager avec les mots silencieux les idées nouvelles, se raconter leurs histoires, leur histoire. Puis j'entends mes amis qui m'appellent. Ils ont marché plus vite que moi sur la glaise du talus qui borde le canal, ils ont vu les lumières des feux et des chandelles sous les chaumes des maisons. La pluie s'est calmée, et la chaleur de l'effort m'empêche de sentir le poids de mon manteau. La nuit est lourde maintenant. Ils me disent que nous sommes arrivés, qu'une soupe nous attend, que nous pourrons dormir . Le rabin nous accueille, avec sa barbe sale et sa bouche édentée. Nous lirons la bénédiction du soir avant de partager le repas, puis le sommeil nous prendra, simple, pour un autre voyage dans le temps, peuplé de joies et de cauchemars, de rires et de pleurs, d'enfants et de vieillards. Il nous ménera de Jérusalem à la mellah d'Agadir, des servitudes Egyptiennes aux camps de la mort de Pologne, des bords du Jourdain aux rivages de l'amazone, et ainsi, depuis des siécles et pour des siécles encore, peuple élu mais maudit, chéri de l'Eternel mais conspué par les hommes, sans cesse en marche vers une terre promise qui n'est pas de ce monde. Nous apprendrons encore à quérir par l'effort, à éviter les villages et les chiens et les hommes, à tendre vers le ciel nos bras impuissants, à prier, inlassables, vers l'invisible force, abandonnant à d'autres de croire qu'elle est ici. Venant de l'Espagne, fuyant les inquisiteurs de la Reine, nous ignorons l'italien, même si par habitude nous apprenons vite une langue nouvelle. A nos questions inquiètes nos hôtes nous rassurent: A venise les juifs sont libres au quartier des fonderies. Ils n'ont rien à craindre au lieu qu'ils appellent "GHETTO". Le rabin nous explique dans un sourire que cela veut dire "je jette", car c'est ici que nous sommes relégués, là où ils jettent leurs ordures. Il nous dit aussi, avant que nous dormions, que ce lieu deviendra un modèle, où ceux qui y seront confinés auront à faire oeuvre de sainteté, et ne pourront ni rejeter les autres, ni les haïr, ni leur lancer des insultes. Mes compagnons de voyage, surpris de ces propos, le regardent étonnés. Alors, dans un soupir, il leur répond que nous devons être une lumière pour le monde, et montrer ce que la force d'en haut peut donner par l'amour et le pardon... Domingo Baruch de Monserrat - Venise, 31 mai 1607