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Les voleurs

Le téléphone a sonné dans la nuit. Hébétude de veuve éveillée en sursaut dans sa maison solitaire, où tout est souvenir de temps à peine oubliés, de présences recherchées en forme de fantôme espéré et évanoui, trop loin dans le temps pour se rappeler de son visage, de ses mimiques. Les gendarmes appellent depuis l'autre bout du pays, là-haut, dans les montagnes, haut lieu de la famille depuis tant d'années. Venir le plus rapidement possible. La maison cambriolée. La route à faire. Trop loin pour partir tout de suite. L'aube transforme les ombres nocturnes des arbres du jardin, ombres chinoises sur la pâleur du ciel. Nouvelle tristesse, en attendant de comprendre les sons qui sont sortis du plastique de l'appareil. Nouveau choc de comprendre que quelque chose d'autre sera perdu à jamais, choses de la vie, marquées du passage de sa main, façonnées par le temps vécu en famille, maintenant laissées par des odeurs de meubles, des usures conservées comme des reliques d'un amour éprouvé, bâti en tant d'années de partage avec un homme maintenant disparu, et qui était devenu avec le temps un ami plus qu'un époux, un père plus qu'un amant, ombre insoluble des pensées de chaque instant... Le moteur arrêté de la voiture cliquette en refroidissant. Le crépuscule de la montagne et l'air vif du nord réveille les sens après la longue somnolence de l'autoroute et les luttes contre le sommeil dans les épingles des cols à franchir. La porte a été arrachée par les cambrioleurs, et la lumière crue de l'ampoule électrique inonde la terrasse dans la nuit étoilée. Le cauchemar commence. Entrer dans la maison pillée, vidée des meubles anciens, sans plus aucune marque pour fixer le passé et le présent. Marcher dans les débris de vaisselle, ramasser çà et là une photo souillée de la boue d'une chaussure, une carte de jeu, une lettre d'amour ancienne jetée comme une ordure avec le reste du sac de la maison. Les nerfs ne peuvent tenir longtemps au train de la prise de conscience du viol de tant de secrets du passé, de tant d'instants de bonheur arrachés aux freins de sa mémoire, et les larmes montent, brûlées par la fatigue, condensées par la honte de savoir sa mémoire violée par des inconnus, sans rien d'autre que cette agression mentale si forte, parce qu'elle est découverte après l'acte, sans douleur, sans action... Elle reste de longues heures le regard dans le vide, ignorant les caresses de ses enfants, refusant le semblant de dîner sur la table en plastique laissée par les voleurs. Ils ont aussi pris la pendule, "sa" pendule, qu'il remontait si soigneusement chaque soir, et qui était restée arrêtée depuis qu'il avait disparu. Le sommeil finit par la prendre, effondrée dans le fauteuil en osier, au petit matin, aux dernières lueurs des braises du foyer de la cheminée. Dans le silence des pièces devenues sonores rôdent pour quelques temps des éclairs de rage étouffée, de colère rentrée, de désespoir lourd d'un nouveau deuil, de l'arrachement de la matière après l'arrachement de l'être aimé, des traces d'un testament des choses devenues invisibles, retenues par d'autres mains impures, spoliées du respect que l'on doit aux objets quand ils sont baignés d'amour et de tendresse. Elle reprendra la route du nord, laissant à ses fils les tâches ingrates des constats, des rangements, des vides à combler avec des meubles qui n'auront pas d'histoire, des ambiances perdues qu'il faudra encore enterrer quelque part dans sa mémoire de fille, de femme et de mère, qu'il ne faudra plus appeler en souvenir comme un baume apaisant les souffrances de la solitude. Il ne restera décidément rien qui ne pût être caché dans l'intimité de son amour aujourd'hui rendu à l'éternité, comme une punition invisible pour une faute inconnue, par la main des voleurs, visages inimaginables, invisibles, passeurs instantanés de la teneur de la vie au grand rien silencieux, cauchemars du mental à jamais éveillé. Ils riront de leur nouvelle prouesse de lâches, souhaitant sans doute encore casser une maison isolée, ignorant les griffures éternelles qu'ils tracent dans l'Invisible, traces marquées d’opprobre et de honte, meurtriers de l'histoire des hommes, annihilateurs des jalons que d’autres placent dans l'espace-temps pour donner à leur vie des bornes de repérage pour eux-mêmes et pour leurs enfants. Pablo Robinson

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