J'attendrai quelques jours pour que tu lises cette lettre. Le temps que le temps passe un peu, que les douleurs se referment, que les regards se reposent, que l'imagination se calme, secouée de souvenirs, des temps de tendresse, des temps de joie. Parce qu'il y a eu d'abord l'appréhension. Pas forcément celle de la mort d'un homme. Mais la mort d'un être humain. La disparition de la vie. Parce qu'au fond, ce que nous pleurons dans ces moments-là, c'est l'absurde de nos vies, la vanité de nos gestes, l'impérieuse nécessité de n'être pas immobiles dans l'Univers, de devoir remplir nos ventres et faire battre nos coeurs, empesés que nous sommes dans les poids pendus de nos reflexes, depuis la nuit des temps. Machines à survivre qui s'arrêtent, machines silencieuses et intelligentes, capables d'aimer et de haïr, de chérir et d'apprivoiser, de construire et de défaire. Et tu as regardé le corps de cet homme, allongé et immobile. Et alors ont jailli des questions de nos existences, rebelles ou dociles, vivaces ou tranquilles. Ce corps là a remué avant : il a aimé, embrassé, chéri, puni aussi, éduqué, jours après jours il a été un modèle, et je ne l'ai pas toujours écouté, même si je l'entendais, je ne l'ai pas toujours suivi, même s'il me montrait le chemin de sa vie, pour que j'en fasse la mienne. Ce sont ces regrets là qui font réfléchir, et les insouciances de nos vies les ont fait oublier. Rien n'aurait pu être fait autrement, avant. C'est le terme de notre espace qui le veut. Il ne faut pas croire les contes de fées, ni les dessins animés. La vie s'est arrêtée. Elle ne reviendra pas ici, ni dans ce corps que tu pleures. Au fur et à mesure des veilles, des amis qui passent, des chaleurs des autres qui viennent par petits groupes assouplir vos coeurs raidis par la douleur, se dessine petit à petit une lueur qui fait fuir la solitude béante que fabrique l'absence d'un être cher. Ce n'est pas une forme d'espoir. Une espérance en soi, qui émerge lentement, après des mois de solitude.Pas celle que racontent les livres saints. Des choses se passent dans la tête, à propos de tout cela, et la vision de l'avenir se trace différemment. Bien sûr, il reste des contingences matérielles, ce qu'il faut faire pour entretenir ce qui a été créé ou construit par ceux qui ne sont plus là, soutenir celles et ceux qui ne peuvent comprendre de sens de l'infini, les entourer de l'amour qui a maintenant disparu, de la tendresse qui n'est plus partagée, de la compassion que pouvaient s'offrir deux êtres qui ont partagé leur vie avec les mêmes angoisses et les mêmes plaisirs, et qui n'éxiste plus. Je voulais t'écrire ces quelques mots, loin des paroles perdues, loin des bruits souvent inutiles et vains des cérémonies officielles. Me cacher pour envoyer quelques prières modestes dans le noir de la nuit, vers une âme inconnue que tu as aimée. Mes mots à moi resteront, je le sais. Ils seront écrits dans ta mémoire, ils te soutiendront, tout le temps que durera ta peine. Et lorsqu'elle sera noyée dans les gouttes de ta sueur, balayée par les soucis quotidiens, quand tu te surprendras à sourire parce que la vie le veut, alors, si tu le souhaites, si les évènements nous mettent côte à côte, tu sauras que derrière mon silence tu trouveras la paix, après tes fatigues et tes combats tu pourras te reposer, avec le calme de la nuit, avec mes mots égrenés dans le silence, dans ma solitude, vers l'inconnu que nous rejoindrons tous. Tu diras aux tiens ma timidité à me joindre à vous, de peur d'entrer dans une intimité qui n'est que vôtre, où je n'ai pas de place, sinon de loin, pour exercer avec d'autres dans le silence la compassion qu'ils pourraient attendre de l'invisible... Pablo Robinson (c) 1998