Dans les couloirs de la grande université, il se frayait un passage entre les groupes d’étudiants et de chercheurs. Il avançait en regardant loin, au bout du long corridor, la porte à double battants éclairée par le soleil, dont la lumière éclaboussait les murs sur les cotés. Il régnait une atmosphère sourde, avec le bourdonnement des discussions permanentes entre les gens et les ouvertures incessantes de portes donnant sur les laboratoires. Marcello finit par sortir en clignant des yeux, aveuglé par la lumière crue du soleil. Il avait passé toute la matinée dans son bureau pour terminer un rapport important sur les codages informatiques. Il en avait fait une copie imprimée qu’il tenait à la main et qui, pour l’instant, lui servait de visière contre le soleil.
Il était entré à 18 ans dans cette université, lauréat de sa promotion, après avoir grillé toutes les classes préparatoires comme des jeux d’enfant. Marcello est un garçon précoce, dont l’intelligence perçante avait été découverte sur le tard par son professeur de physique, à l’occasion d’un concours interscolaire. Un rapport circonstancié avait été fait à la direction de son lycée, et, à la suite d’autres tests, Marcello avait été confié à une école spéciale d’informatique, dont les élèves étaient promus aux services de renseignements, ou aux départements tactiques de l’armée. Depuis 2 ans, il travaillait à Uboldo, dans les locaux discrets de l’université de Milan, noyés dans une zone industrielle au sud de la ville, dont la proximité avec la capitale régionale ne faisait qu’enfler sa population. Marcello avait trouvé un logement tant bien que mal au nord du bourg, entre l’autoroute et la voie de chemin de fer, chez un notable cossu qui lui louait un appartement dans sa propriété, pour une poignée d’euros, grâce à la lettre d’introduction de ses employeurs du moment. La villa était vide la plupart du temps, et le propriétaire avait seulement demandé à Marcello de veiller à ses intérêts, ce qui n’était pas pour lui déplaire, car il pouvait ainsi profiter du jardin et de la piscine, chose rare dans la région. Mais Marcello, passionné par son travail, avait peu de loisirs à consacrer au « farniente », et finalement n’était à la villa que pour dormir, et, de temps en temps, les fins de semaine pour y travailler, quand il ne revenait pas à la maison.
Au loin, les Alpes brillaient au soleil, couronnées du blanc de la neige, au-dessus des masses grises et brumeuses des contreforts des montagnes. Marcello montait dans sa voiture quand le portable se mit à couiner (Marcello avait installé une sonnerie qui imitait le cri du rat, ce qui faisait mourir de rire ses collègues, surtout pendant les conférences et les réunions). Il prit la conversation en attachant sa ceinture de sécurité. C’était sa mère qui lui demandait si Dania l’avait appelé, car elle n’était pas rentrée depuis samedi, et tout le monde était très inquiet. Marcello s’étonna aussi, ce n’était pas du genre de sa sœur. Bien qu’il ne la voyait que de temps en temps depuis qu’elle travaillait et que lui avait commencé ses études, il n’imaginait pas Dania découcher sans prévenir, mais, après tout, elle avait 27 ans maintenant, elle était assez grande pour se gérer toute seule. Enfin, c’est ce qu’il dit à sa mère, en lui promettant de chercher de son coté. On était lundi midi, après tout, et elle n’avait pas de compte à rendre, même si cette absence était anormale. Il ferma le portable et le posa sur le siège du passager, puis sortit de « l’usine » (le site de recherche ressemblait à une usine de production, copie presque conforme aux autres bâtiments de la zone), et partit pour aller déjeuner au Ristorante di Cavalieri, un établissement sans prétention près des carrières de Gorla Minore, où il devait retrouver des amis qui travaillaient dans les environs. Mais l’absence de sa sœur le rendait un peu nerveux. Il était rentré à Guastalla pour le week end, et il avait vu sa sœur samedi avant qu’il ne parte voir ses copains. Ils étaient ensuite partis à Vérone, avaient passé la nuit dans les discothèques de la ville avant de rentrer dimanche midi. Après une sieste, il avait repris le train dimanche soir pour Milan, sans revoir sa sœur. Marcello rappela à la maison dans la soirée. Il tomba sur son père, qui, malgré ses paroles rassurantes, laissait passer dans sa voix un accent angoissé. Au bout de leur entretien, Marcello finit pas admettre que cette absence était pour le moins bizarre, et qu’il rentrerait si la situation n’avait pas évolué d’ici 2 jours. En attendant, il avait demandé à son père de voir si des messages étaient arrivés sur l’ordinateur de Dania. Mais son père n’y connaissant rien en informatique, il lui suggéra de ne rien toucher, et que finalement il rentrerait au plus vite.
Il se prépara pour une absence de plusieurs jours. Il avertit ses collègues et ses professeurs en donnant comme explication un problème dans sa famille, et, après être passé à la villa prendre ses affaires et son ordinateur portable, il reprit le chemin de Gustalla en prenant l’autoroute de Rome, en espérant qu’il n’allait pas s’endormir au volant. Dès qu’il le put, il prit un auto-stoppeur sur une bretelle d’accès, pas tant par charité chrétienne que parce que son passager le tiendrait éveillé jusqu’à la sortie de Parme. C’était un étudiant en psychologie, qui lui raconta rapidement ses études à Milan et lui exposa son thème de doctorat, orienté dans les capacités de télépathie de certaines personnes. Marcello n’était pas intéressé par le sujet, mais la conversation tint ses promesses, et il arriva à la sortie de Parme dans les temps prévus, et sans incident, malgré la circulation dense des camions qui revenaient d’Europe ou qui allaient livrer dans le sud de l’Italie.
Marcello arriva chez ses parents au moment où ils se mettaient à table. Sa mère avait fait du rizotto, le plat préféré de Dania, comme si cette attention allait la faire revenir. Marcello posa quelques questions, mangea en vitesse, puis entreprit d’allumer l’ordinateur de sa sœur. Il était sûr que si Dania savait une chose pareille, elle piquerait une colère mémorable, car elle détestait que l’on aille dans son « jardin secret ». Marcello n’eut pas trop de mal à passer la barrière des mots de passe, car ils les connaissait depuis longtemps, et sa sœur ne les avait pas modifié. Il ouvrit le logiciel de courrier. Il n’y avait rien de particulier, des mails de Giono qui n’avaient rien d’intéressant, où il ne parlait que de ses modèles, de ses rendez vous, et de ses maux de tête. En cherchant plus loin, il trouva des mails d’un certain Barri Quinaud. Dania semblait entretenir une correspondance serrée avec cette adresse. Il chercha les propriétés d’origine des appels, et positionna le correspondant dans l’île de Santa Lucia . les échanges étaient placés visiblement sous le signe de l'amitié, et tout semblait se passer avec des questions d’ordre philosophique, spirituelles, ou affectives. Marcello lisait des messages où le Barri en question donnait à Dania des éléments de comportement dans la vie de tous les jours, des informations sur la manière de voir les autres. Il lut ainsi plus d’une dizaines de messages, étalés depuis plusieurs semaines. Il semblait que les premiers échanges dataient d’après les vacances. Marcello savait de Dania était partie avec Giono prendre quelques jours de repos dans le sud de l’Italie, aussi, il imagina que Dania avait pu rencontrer ce type et qu’ils avaient gardé le contact. Il ne trouva rien d’autre dans les messages. Vu la distance entre Guastalla et les Antilles, il n’imaginait pas que Dania soit partie aussi loin. Et de toutes façons, rien dans sa correspondance n’évoquait le moindre rendez-vous, ou le moindre déplacement, à moins que Dania n'ait effacé des messages reçus.
Marcello regarda encore dans le bureau de sa sœur. C’était bien un bureau de fille : les dossiers rangés n’importe comment, des bouts de papiers griffonnés sans suite, des livres entassés avec des signets en feuilles annotées rapidement, un verre qui avait contenu du café caché sous des dossiers de son travail, des lettres posées sans avoir été ouvertes… et en plus, le bureau de Dania ressemblait trop à un bureau de travail, comme si elle avait déplacé son emploi pour y être encore après les heures passées à l'usine….
En montant voir dans la chambre de sa sœur, il rencontra son père dans l’escalier. Il lui fit part de ses trouvailles, mais son père était au courant pour les échanges avec Barri. C’était un type charmant. Il lui semblait qu’ils s’étaient rencontrés sur Internet, à la suite d’un congrès professionnel depuis quelques années. il avait téléphoné quelques fois à Dania, et elle l’avait présenté par la caméra d’internet. Ce monsieur échangeait des idées et des solutions de travail avec Dania, sur des problèmes de travail, et de relations. Il semblait être très instruit. Marcello continua ses recherches dans la chambre de sa sœur. Il y retrouva cette odeur de fille qu’il connaissait depuis toujours. Quand il était petit, Dania et lui partageait la même chambre. C’était avant que leurs parents ne refasse la maison, après l’incendie. Dania était plus âgée que lui, de 5 ans, et elle s’était occupée de Marcello comme d’une poupée. Jusqu’à ce qu’il sache un peu se défendre, elle s’organisait pour le garder après l’école, jouait à la maîtresse avec lui, lui donnait son bain quand leur mère l’autorisait, jusqu’au jour où Marcello finit par trouver ses marques et se défendit de se retrouver tout nu devant sa sœur. Mais leur complicité fraternelle était restée intacte. Il chercha derrière le lit et sous le matelas, c’est là que sa sœur cachait ses secrets quand elle était petite. Mais il ne trouva rien. Il regarda la peluche préférée de Dania. C'était autrefois une peluche qui était sensée représenter une souris de dessins animés américain. Elle l'appelait Jerry. Maintenant c'était devenu une vague forme animale. Les yeux avaient disparu, le fil cousu pour représenter la bouche avait été reprisé à plusieurs reprises. Mais Dania n'en démordait pas, c'était son objet fétiche. Il le prit entre ses mains, pour tâter si un objet pouvait être caché à l'intérieur, sans résultat. Il ressortit de la chambre, passa la salle de bain au peigne fin. Rien ne manquait. Dania était partie sans rien emporter. Marcello était de plus en plus inquiet.
Il redescendit dans le bureau, reprit le fil de la messagerie de sa soeur. Il envoya un message à l'adresse de Barri: "monsieur Barri. Je suis Marcello, le frère de Dania. Elle n'est pas rentrée à la maison depuis samedi soir. Nous sommes très inquiets. Pouvez-vous me joindre s'il vous plait." il envoya le message d'un clic de souris.