Elle pensa furtivement à cette phrase "je ne veux pas te perdre" .... Elle ouvrit les yeux. la musique avait changé, le CD était passé au concerto "il sospetto", l'ambiance n'était plus la même, Jerry avait repris une allure de peluche posée sur un lit, le jour était tombé, et Dania entendait des bruits de cuisine. Ses parents étaient rentrés sans qu’elle les entende, et eux n’avaient pas osé la déranger dans sa rêverie. Il était temps d'aller dîner. Giono allait venir la chercher tout à l'heure pour l'emmener au cinéma. Elle ne savait même pas ce qu'ils allaient voir. Elle ne savait même plus si elle aimait Giono. Elle posa Jerry sur le lit, essuya ses joues, se regarda dans la glace de la coiffeuse, prit son visage dans ses mains comme pour une prière, puis décida d'aller manger.
Le dîner fut morose. Dania se sentait abandonnée, mais elle ne voulait pas le montrer. Juste comme elle allait rejoindre la salle à manger, le téléphone sonna. C’était Giono qui annonçait qu’il ne viendrait pas, car il avait une crise de migraine et se sentait trop fatigué. Elle se doutait un peu du message, mais elle avait espéré encore sortir avec lui. Elle gardait tout cela dans son cœur, mais son père comprit et lui demanda si elle voulait rester avec eux pour la soirée. Dania prétendit que des amies l’attendaient à la salle des fêtes de Guastalla, et qu’elle s’était engagée à les rejoindre, avec ou sans Giono. Sa mère ne dit rien, mais elle n’en croyait pas un mot. Elle savait le désarroi qu’une jeune femme de l’âge de sa fille pouvait ressentir à rester « vieille fille » chez ses parents : elle ne dit rien, donc et ils la laissèrent partir au bal avec son vélo. Après s’être changée, elle mit sa veste blanche et sa grande écharpe jaune, récupéra son vélo dans la remise et partit pour le bourg. Les rues du quartier étaient éclairées, mais elle devait faire attention à traverser la voie de chemin de fer sans protections, puis à grimper la petite côte pour atteindre la route de Guastalla. Comme la plupart des routes de la plaine du Pô, celle-là était aussi juchée sur une des nombreuses digues qui surmontait la plaine, afin d’éviter le blocage des communications en cas de crue. Dania prit la route et arriva rapidement à l’entrée du village par la Via Gonzaga. Elle s’arrêta au bar Ambrosia, regardant par la vitrine si elle rencontrerait quelqu’un de sa connaissance, mais le café était presque vide. Elle reprit son vélo et descendit jusqu’au café Mazzini, tout près de l’église. Elle y rencontra Alexandre, un copain de classe qu’elle n’avait pas vu depuis des années. Il lui offrit de prendre un café. Ils discutèrent un bout de temps, le temps qu’il soit l’heure d’aller à la salle des fêtes où se déroulerait le bal du samedi soir. Alexandre n’aimait pas et ne savait pas danser. Il déclina donc l’invitation de Dania, et elle partit en reprenant la Via Gonzaga jusqu’à la salle de bal. Sur la place, les groupes de jeunes se formaient, puis entraient après avoir payé leur ticket, sous la garde d’un vieux bonhomme dont la femme sans âge vendait les billets derrière la vitre sale de sa caisse. Dania rangea son vélo, puis déroula son écharpe et entra à son tour, seule. La salle de bal était bruyante, on y sentait le tabac et la sueur ….
Elle l'avait vu depuis son entrée. Les lustres désuets diffusaient une lumière blafarde et rose, qui donnait aux visages des reflets tristes. Dania s'était assise, comme la plupart des autres filles, sur une des chaises alignées sur le coté de la salle. Le parquet, usé par des générations de danseurs, luisait doucement dans cette fausse pénombre, et les garçons passaient lentement devant les filles, comme des maquignons à l'aune d'un marché, pour choisir leur cavalière, pour la prochaine danse, ou pour la soirée, et pourquoi pas pour la nuit, et si le miracle pouvait s'accomplir, pour une partie de leur vie à chacun d'eux.
Dania les regardait par en dessous, sentant à leur passage l'odeur de leur sueur de travailleur ou le parfum trop fort de l'eau de Cologne que ces jeunes célibataires aspergeaient sur leur corps avant de venir. Elle regardait d'abord leurs chaussures, pour y déceler un minimum de propreté, une brillance du cuir ou le poli du cirage bon marché qui pourrait lui montrer qu'ils avaient fait un effort de plus pour venir danser. Ensuite, elle remontait son regard vers cet endroit du pantalon où les filles font semblant de ne pas regarder, mais où elles placent de secrets espoirs, diffus par la forme ou cachés par la honte, mais rendus ardents par des désirs inassouvis. Rien de particulier ne lui venait à l'esprit quant à cet endroit là, elle ne portait pas de jugement sur la sexualité de ce point de vue là au moins. Ensuite, elle cherchait les yeux de ces partenaires indécis, leur manière de la toiser, d'éplucher de son corps des avantages à leur mesure, de fouiller avec leur regard dans son corsage pour y trouver la naissance de ses seins, comme si les renflements naissants de sa gorge pouvaient donner la mesure de sa capacité à être tendre, à embrasser, à chérir et à trembler pour un homme qu'elle aimerait. Elle cherchait leurs yeux, leur manière de planter les leurs dans les siens, leur regard fuyant sur le coté si elle les fixait, comme si la franchise de cet échange avait quelque chose d'indécent. Elle regardait aussi leurs mains, souvent cachées dans les poches des pantalons. A ceux-là elle ne répondrait même pas, considérant que ce sont les mains de ces hommes qui leur apprendraient d'abord ce qu'elle est, ses formes, ses rondeurs. Elle n'avait pas d'illusions sur la gentillesse de ces garçons, elle n'était là que pour chercher autre chose que la monotonie du travail ou de la famille, pour fuir quelques heures les contraintes d'une vie sociale rangée mais indécise, partagée entre le temps de travail et les devoirs ménagers, avec quelques exceptions pour Giono, quand il était libre, ce qui l’empêchait de croire qu’ils pourraient construire un futur diffus et incertain, tant ils étaient séparés par l'espace et le temps, tant elle attendait de lui des gestes et des rêves presque impossibles.
L'orchestre avait fini les musiques de prélude, ces musiques indansables, faites de morceaux inconsistants que les gens écoutaient comme s'ils étaient dans un supermarché. Les garçons n'en finissaient pas de passer devant elle, et elle ne se sentait attirée par aucun d'eux. Un moment plus tard, la musique lente d'un début de tango commença. L’ultime garçon arrivait, celui qu'elle avait vu de loin, le regard sombre, mais il donnait l'impression d'être beau ou propre, avec un costume clair que la lumière irisait. Il avait des chaussures en toile neuve, il la regarda en souriant, dans les yeux, sans perdre son assurance, comme elle aimait qu'on la regarde. Il ne baissa pas son regard vers son décolleté, et cela lui plût. Sans bien comprendre, elle se leva et ils se tendirent la main pour aller danser, sans un mot. Il la prit dans ses bras et ils commencèrent à danser doucement. La musique était faite de notes harmonieuses, douces, d’attente initiale, et elles devenaient sensuelles, résolues, satisfaisantes.
Elle ferma les yeux et se laissa emporter dans les passes de la danse. Elle sentait son parfum, qui n'était fait ni de sueur ni d'eau de Cologne, elle sentait ses mains dans les siennes, et elles n'étaient ni calleuses ni oppressantes. Elle le garderait pour toutes les danses de cette soirée là. Au moins.
"Au moins quoi?" le garçon lui avait murmuré les mots en la retournant dans un paso doble, ce qu'elle avait apprécié, car le geste avait été doux et la courbure du corps que lui imposait la figure ne lui avait pas fait de mal, si bien qu'elle était devenue souple dans les bras du garçon tout en gardant sa maîtrise d'équilibre. Elle se demanda comment il avait pu deviner ce qu'elle pensait. Il dansait maintenant plus vite, suivant l'amplitude de la musique, mais il ne la quittait pas des yeux. Et ses yeux lui posaient encore la question: "Au moins quoi ?". Elle lui répondait dans un souffle "au moins pour toutes les danses de ce soir, s'il vous plaît." Alors il avait souri, d'un sourire de maître, en conquérant, et elle, elle avait pris ce sourire pour un acquiescement secret à plus loin que les danses...
Les musiciens étaient partis boire de la bière, et les couples formés par les danses s'égayaient autour de la vieille bâtisse, au gré des bancs sous l'ombre de la lune. On sentait venir des champs l'odeur de la terre qui buvait la rosée, les effluves des vasières du fleuve, les fumets de pizzas des gargotes de la ville. Ils s'étaient éloignés un peu, bras dessus, bras dessous, sans parler, en se regardant avec des sourires, sans s'éloigner de la salle de bal, en attendant la fin de l'entr'acte. Les garçons de la campagne roulaient de vieux mégots en mouillant trop leur papier à cigarette, ceux de la ville offraient des cigarettes américaines à leur partenaire d'un soir, qui se cachaient derrière les platanes pour faire semblant de fumer, et faire croire qu'elles seraient à la hauteur des espérances partagées.
Dania et son danseur, dont elle ne savait rien, avaient, eux aussi fui la salle maintenant enfumée, et s'étaient assis à une table de restaurant fermé. Elle avait pris les mains de son cavalier sur la table en fer, et elle lui souriait sans rien dire. "je m'appelle Malko, je viens d'arriver dans la région, et j'habite à Pomponesco". Elle continua à sourire. Elle n'aimait pas ce village bizarre de Pomponesco. Il ressemblait à une ville fausse, comme fabriquée de toute pièces, avec des rues à angles droits, son cours trop plein de soleil, et ses cités industrielles, sans doutes créées après la guerre.. Mais ça ne faisait rien. Son visage était doux, il penchait un peu la tête pour la regarder, et elle aimait ça. "Moi je travaille à Luzzarra, mais je vis ici, avec mes parents". Après un nouveau silence, elle murmura:"je m'appelle Dania. je m'ennuyais. Je suis venue voir le bal. J'aime la musique argentine." et lui, il la regarda plus profondément encore: " mon père est venu habiter là, car il a hérité de la maison de mon oncle. Il est à la retraite à présent, et moi, ça ne me fait rien de venir ici, je travaille avec une société de Rome, je fabrique des programmes informatiques, et je peux travailler à la maison". La musique reprenait. Elle se leva:"on y retourne ?". Il lui fit signe de la tête, et ils revinrent dans la foule pour de nouvelles étreintes, plus intimes, plus claires aussi. Elle sentait les cuisses du garçon se serrer contre les siennes, son torse s'appuyer contre ses seins, mais cela ne lui faisait rien de particulier, juste un peu de plaisir, comme un jeu subtil, où l'un et l'autre s'apprenaient, se jaugeaient, avec une fausse innocence, une fausse ignorance, mais un début de désir qui ne voulaient pas encore dire son nom...
Lorsque la soirée prit fin, les couples se défirent sous les yeux des anciens. Les jeunes savaient bien que ces vieux-là n'étaient là que pour les épier et raconter plus tard le menu de la soirée, en n’oubliant pas de donner des noms précis, histoire de mettre un peu plus de confusion dans les familles des villages. Les filles quittaient les garçons avec des yeux embués de larmes, et les garçons repartaient en fumant, les mains dans les poches, par groupes, en parlant fort. Leurs voix résonnaient contre les murs des maisons hautes, et faisaient aboyer les chiens derrière les portes. La place était presque vide lorsque Dania et Malko sortirent. Il s'apprêta à la quitter en lui tendant la main, mais elle l'enlaça et elle l'embrassa longuement. Puis elle baissa la tête, et lui dit en regardant ses pieds: "va-t-en, maintenant, j'ai des marques de toi partout sur moi pour que tu restes sans être là. Je garde cette soirée dans mon livre de vie comme un rêve, et je voudrais l'oublier, mais ce sera difficile, alors pars maintenant, avant que naisse de nous une aventure qui pourrait nous faire du mal. Les gens d'ici sont cruels. Ils nous regardent. Ils vont dire des choses. Tout le monde ici le sait." Plus tard, elle se dira qu'elle ne l'avait peut-être pas dit, qu'elle l'avait pensé très fort seulement. Peut être elle ne l'avait même pas embrassé, d'ailleurs. Mais ça ne faisait rien, son corps, lui, ressentait le contraire.
Il fit un geste pour remonter une mèche de ses cheveux. Il recula d'un pas, et, d'aussi loin, il lui murmura que la soirée avait été très belle, qu'il avait bien aimé danser avec elle, et qu'il la reverrait peut être, qu'elle ne se fasse pas de soucis, il était patient et n'était pas un garçon d'aventures. Elle le vit partir comme un fantôme pale dans la pénombre de la place, et la lune par moment le faisait réapparaître, plus loin, plus petit, jusqu'à ce que la rue l'avale pour toujours. Dania récupéra son vélo qu'elle avait rangé sur le coté de la salle des fêtes, débloqua la dynamo, et prit la route du nord pour rentrer chez elle. La nuit était devenue froide, les odeurs avaient changé, elle sentait les passages des fumées de charbon qui descendaient des cheminées, puis, au sortir du bourg, l'air plus pur de la campagne. La lumière du vélo faisait semblant d'éclairer la route qu'elle connaissait par coeur, la dynamo chuintait contre la roue, la rassurant un peu du vide de la nuit, et le vent lui glaçait les joues. Elle ne savait pas si c'était bien le vent ou si c'étaient les larmes, et elle ne savait pas si les larmes venaient du vent qui lui piquait les yeux, ou si c'était le regret d'un amour perdu ou d’un autre à peine commencé. Elle cherchait dans le noir de la nuit la négation de son bonheur perdu, celui de son bonheur nouveau et naissant, tout en espérant très fort qu'il dure, qu'il grandisse, qu'il éclate. Elle prévoyait déjà l'arrivée à la maison, descendre du vélo avant de passer la barrière, bloquer la dynamo, caresser le chien pour qu'il n'aboie pas, puis ranger le vélo sous la soupente avant de rentrer sur la pointe des pieds...
On avait vu le vélo avec sa lumière blanche devant et la lumière rouge derrière, et l'écharpe jaune de Dania que tout le monde connaissait, et tout ça était passé sur la route surélevée, jusqu’au carrefour de Tagliata. Le chien n'avait pas aboyé.
Commentaires
La photo est merveilleuse! et c'est la première fois que je découvre un personnage de roman qui porte mon prénom ! super !
Dania ...a travers vos yeux Robinson ,et a travers les yeux de votre belle.
Elle ressemble aussi a une jeune femme que je connait bien,.qui...Elle ,se transforme un peu plus chaque jour,sa belle personnalité s'affirme, les regards masculins deviennent différents...Elle s'en amuse d'abord puis très vite cela l'agace, Elle le leur dit, Elle n'est pas encore prête pour ces jeux là,Elle veut juste jouer...encore.