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-2- Dania (1)

medium__cid_i1_picture076.jpgEn dehors de la vieille ville, vers, l'est, s’était bâti un faubourg dans les années 1900, d'abord des fermes et des ateliers d'artisans, puis, après la guerre, les maçons avaient construit des pavillons plus modernes pour les habitants de la vieille ville, lassés de la chaleur des étés étouffants, et des bruits des rues commerçantes. Il reste au milieu de ce quartier une zone boisée qui cache aux yeux des passants une vieille habitation faite de la ferme traditionnelle de la plaine et de ses dépendances, posées contre la bâtisse comme des enfants à couver. Les grands arbres perdent leurs feuilles au vent du nord, et le bruit des branches à la nuit effarouche les filles qui rentrent de la ville, mais lorsque les chaleurs du printemps font revenir les hirondelles, ces arbres deviennent un délice pour s'y reposer, et un havre pour les oiseaux de la région.
Curieusement, les églises ne sont pas au centre de l'histoire de la ville, mais reléguées presque au sud et à l'est, comme si les affaires divines n'avaient pas la prime dans cette bourgade ancestrale. On aurait pu croire que la via Gonzaga, qui avait longtemps fait concurrence avec la via Garibaldi, tenait par ses bâtiments publics la préférence de sa population fière et parfois ténébreuse sur les jardins de la via Trento ou de la piazza Garibaldi. Mais, à l'habitude, les moeurs lentement évoluées des paysans  devenus citadins démontrèrent que cela n'avait pas d'importance. Les cours intérieures étaient toujours aussi bruyantes, les odeurs de cuisine aussi puissantes, et chaque villa, chaque cour, se comportait au milieu de la ville comme un château féodal et fortifié, où l'étranger à la courée était traité en animal ou en prince...  
Et les puits cachés sous les auvents donnaient à chacune de ces citadelles des allures de défis où les fièvres de marais étaient muselées et les guerres inexistantes. Pourtant, à Guastalla comme dans toute la région, les multiples forces de tous les pays d'Europe étaient venues faire le sac, ou occuper la ville pour en demander rançon, ou encore y faire la traite à la chair à canon, depuis des siècles et des siècles, si bien que l'air farouche des habitants d'aujourd'hui reflète encore des terreurs de femmes cachées, des regard ébahis d'enfants enlevés, et la colère des hommes emportés en capture. Les ancêtres de Dania, d'obscurs barons dilués depuis des siècles dans la population de la plaine, avaient autrefois une grande villa à l'écart du fleuve trop capricieux, agrémentée de grandes terres de bon rapport, où il faisait bon cultiver le blé et le seigle. Puis, avec l'épuisement des obligations testamentaires, les partages morcelant les terres, il n'était resté à ses grands parents qu'une petite maison accrochée par un chemin au village de Tagliata. Son père était né là, et elle aussi. Le village s'était construit au fil du temps autour d'une chapelle dont on disait qu'elle était miraculeuse, que l'eau qu'on y buvait guérissait  des fièvres des marais, et forcément, comme les miracles attirent les foules, quelques paysans malins y avaient contruit des granges qui servaient plus à héberger les pélerins qu'à stocker de la paille...
Dania avait enlevé ses chaussures, qui, décidément, lui faisaient trop mal. Elle avait posé son sac sur son lit, jeté, presque, tellement elle était fatiguée. En regardant par la fenêtre, elle voyait encore quelques phares illuminer la longue plaine, et passer le carrefour qui allait à Guastalla, en faisant le double virage. La lumière des phares des voitures, à cet endroit précis, ressemblait à l'éclairage d'un phare d'une côte maritime infinie, n'auraient été les quelques bâtisses, récentes pour la plupart, qui donnaient à la monotonie plate des reliefs d'accidents, comme si les hommes s'arrangeaient toujours pour chiffonner le paysage. Un  promoteur n'avait-il pas trouvé mieux que de planter un immeuble au milieu des fermes centenaires, occupées maintenant par les maraîchers de la ville ?
Elle regarda encore par la fenêtre les derniers rayons du jour se briser sur les arbres lointains de la plaine, là-bas vaguement vers l'ouest. Elle y voyait maintenant les feux rouges des voitures disparaître dans la brume naissante, sur la route de Correggioverde. Elle se disait que peut-être demain, elle se lèverait à l'aube et elle irait faire en vélo cette promenade promise. Elle passerait par les chemins de ferme pour ne pas suivre le bord de la route et éviter le vent des autos, elle roulerait dans la terre sombre de la Grande Plaine, elle longerait l'étang de retenue près de la ferme, puis prendrait les chemins de traverse pour rejoindre le bord du fleuve. Là, elle traverserait le pont droit et raide qui passe le Pô. Après le pont, elle quitterait la route et descendrait le talus pour rejoindre le chemin de halage, et elle partirait comme ça, tout droit vers le fleuve, en suivant les ombres des grands arbres...
Au soleil de midi, elle reviendrait en passant par Dosolo, en traversant le village pour sentir les parfums de fruits dans les coopératives, ou pour écouter les cris des hérons qui chassent dans les marais.... Dania pensait à tout cela, machinalement, en regardant la nuit pousser plus loin ses soucis du jour.
Elle se croyait lancée dans une torpeur digne de l'autre coté du monde, abasourdie par le rêve qu'elle venait de faire. Elle marchait sur une plage tropicale, aveuglée de soleil, les pieds doucement crissés par le sable presque blanc. Sa vision n'était pas nette, mais elle distinguait au loin des fanes de cocotiers tomber dans les cristaux du soleil qui se réfléchissait dans la mer, et en dessous une ombre qui marchait vers elle. Janis Joplin hurlait son Move Over dans sa tête, accompagnée par les guitares folles. "You know I need a man" tonnait dans ses tympans, et les reprises musicales lui hérissaient les cheveux. Le ciel était trop bleu, la plage trop blanche, tout brûlait tout à coup autour d'elle, le monde se mettait à tourner avec les spasmes de la musique Rock des années 70, puis tout à coup son corps se mettait à ruisseler de la pluie survenue derrière elle, elle sentait les gouttes tièdes caresser son dos, ses cuisses, ses cheveux retombaient sur son nez, mais la silhouette avançait toujours vers elle, aveuglée par le soleil dont le nuage passant n'avait pas encore battu les rayons. Elle distinguait le corps d'un homme, plutôt grand, plutôt élancé, mais elle ne voyait toujours pas son visage. Elle marchait péniblement dans le sable mou, ses jambes ne voulaient pas la suivre, elle avait l'impression de tendre les bras vers l'impossible, et l'autre qui ne semblait jamais venir ...

 

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