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Giono

L'automobile laissait échapper dans l’habitacle son odeur de voiture neuve. Giono s’était levé tôt, il devait travailler encore aujourd’hui pour finaliser un dossier malgré la migraine qui lui tenaillait encore  le crâne  depuis hier. Il n’en finissait pas de réfléchir à tous ces dossiers à préparer. Cela faisait plusieurs semaines qu’il était constamment occupé par la refonte de l'entreprise. Il avait fallu revoir de fond en comble l’organisation de la fabrication des machines, remettre en cause avec les employés de la petite usine les  habitudes gardées depuis des années. Giono s’en voulait d’être malade. Il voulait à tout prix démontrer à son père que c’est lui qui avait raison, et que la réorganisation de l’usine devait passer par des changements profonds, et que la concurrence ne leur ferait pas de cadeaux. Giono avait fait des études de planification industrielle pour reprendre quand le moment viendrait la petite usine que son père avait développée. Il fabriquait  des machines pour les charcuteries et les boucheries, des appareils à couper, trancher, cuire et dresser les viandes. Son père avait commencé en fabricant des appareils à couper le jambon en fines tranches, avec l’idée de développer son invention pour les producteurs de jambon de Parme. Ce qui n’avait pas tardé à se faire. Depuis, il avait développé de nouvelles machines, dans la grande tradition de la région industrielle. Beaucoup de bricoleurs des années d’après guerre avaient profité des accords avec les américains pour développer des petites industries qui fabriquaient des machines spécialisées pour envoyer au Etats-Unis. Des fours à pizzas, des meubles frigorifiques, des articles de cuisine et de conditionnement pour les applications alimentaires. Mais la récente ouverture des marchés asiatiques, la folle course aux prix, et par voie de conséquence l’abaissement de la qualité des produits fabriqués sous le sceau de la mondialisation avaient failli faire disparaître toutes ces petites usines de la région.

Ce qui sauvait les petits fabricants comme le père de Giono, c’était finalement de pouvoir faire des produits de haute qualité pour des clients moins regardants sur le prix que sur la durabilité des machines qu’ils achetaient. C’est là que Giono voulait changer les choses. Faire des équipements haut de gamme, avec une qualité irréprochable et un service commercial digne des grandes marques. Il travaillait donc depuis des mois sur le nouveau catalogue, discutait des heures avec l’agence de communication qu’il avait engagé, et finalement avec aussi son père et l’équipe existante, peu encline à de tels changements, et inaccessibles aux risques que l’époque faisait peser sur leur avenir.

Dania avait compris depuis plusieurs mois que le projet de Giono lui prendrait encore des semaines et des mois de travail, et qu’il ne serait pas aussi disponible qu’elle le souhaitait, comme le souhaiterait d’ailleurs n’importe quelle femme. Giono était bien conscient de cette difficulté, mais il ne sentait pas que cela remettrait en cause l’amour qu’il avait pour Dania, ni la fidélité qu’il lui sacrifiait, même si cette vertu est rarement exprimée chez un homme. Il pensait à ce mot sacrifice, car les tentations pouvaient être nombreuses. Les filles étaient belles dans le monde dans lequel il évoluait, il était beau garçon, avait une situation enviable, même si elle n’était pas encore assise et définitive. Mais Dania n’était pas pour lui une obsession, ni  une idée fixe. Ils se voyaient depuis 5 ans, ils avaient fidélisé leur amour avec le ciment de la régularité de leur rapports, même s’ils n’habitaient pas ensemble, même s’ils ne rentraient pas chaque soir dans la même maison, même s’ils ne dormaient pas dans le même lit. Giono sans tout à fait le dire avait placé sa carrière avant la création de son foyer, et chacun faisait semblant de croire que tout irait bien comme cela. Giono vivait comme tous les célibataires, en utilisant  les besoins de la vie comme des moyens de fusion, en croyant que cet échange artificiel de relations affectives et sexuelles pouvaient suffire à créer des liens durables. Giono ne pensait même pas qu’il puisse être père et mari. Son obsession du moment était son entreprise, il pouvait à la rigueur imaginer que son enfant était stigmatisé par cette chose  incorporelle que peut être la vision d’une entreprise, et la place de l’amour était inexistante dans un tel chantier de construction. Giono disait qu’il aimait Dania, mais la définition qu’il donnait à l’amour avait une allure trop matérielle et physique pour que Dania y prête l’attention que leur relation devait mériter. D’ailleurs, Giono n’aurait pas parié pour comptabiliser le temps qu’il consacrait en pensée à Dania, même si, lorsqu’ils étaient ensemble, il donnait l’impression de n’être là que pour elle. En fait, même quand ils étaient ensemble, lui, il était toujours dans son rêve de réussite sociale.

Giono roulait vite, comme à son habitude. Il venait d’acheter une grosse Berline de marque italienne, avec des sièges en cuir beige, un moteur puissant et un habitacle silencieux. Il entendait à peine les bruits de l’extérieur. Perdu dans ses pensées et harcelé par son mal de tête, il ne fit pas attention au vélo qui arrivait, et il donna un coup de volant pour l’éviter au dernier moment. La voiture dérapa sur le bitume mouillé et finit par glisser sur le bas coté, sans dommages. Le type sur le vélo alla s’affaler dans le champ à coté, se releva avec un juron, et, après avoir redressé le guidon, reprit son chemin comme si de rien n’était. Giono posa ses mains sur le volant, ferma les yeux pour se calmer, puis sortit de la voiture pour inspecter les dégâts. La voiture n’avait rien, elle avait juste glissé sur l’argile du bord de la route, et elle était enfoncée dans la terre du champ. Giono prenait son téléphone pour appeler son père quand une voiture de police passa et s’arrêta un peu plus loin. Un jeune policier sorti et vint lui demander ce qui se passait. Giono expliqua la situation, montra ses papiers. Le collègue du policier arriva à son tour, plus suspicieux. Il fit souffler Giono dans un sachet en plastique, puis contrôla le taux d’alcool, qui s’avéra négatif. Les policiers appelèrent une dépanneuse du village d’à coté, mais Giono dût attendre encore près d’une heure avant que sa voiture soit sortie du champ et qu’il puisse repartir. Pendant ce temps là il essaya d’appeler Dania sur son portable, qui restait muet. Giono ne s’en inquiétait pas plus que cela, il était plus de 10 heures, et le dimanche, Dania allait à la messe de son village avec ses parents.  Sur les coups de 11 heures, il put enfin reprendre sa voiture, après avoir versé un solide pourboire au chauffeur et remercié les policiers. Il arriva au siège de la nouvelle usine, ouvrit la porte, et s’enferma dans son bureau, tout au fond, là où il y avait un peu de chauffage électrique, un ordinateur et des moyens de calcul. Il commanda une pizza au restaurant de Gonzaga, puis il se mit au travail.

Dans l’après midi, il reçu un appel sur son portable, venant de Marcello, qui lui demandait si Dania était avec lui. Il sentit de l’inquiétude dans la voix du frère de Dania. Il répondit qu’il était seul, et qu’il ne l’avait pas vu depuis 2 jours mais qu’ils s’étaient parlés hier soir. Giono avait de plus en plus mal à la tête. Il avait pris des comprimés de paracétamol, sans succès, sinon de lui avoir provoqué une suée qui avait trempé le maillot qu’il mettait sous sa chemise. Il avait eu l’impression de baigner dans son jus. Cela lui rappela d’une manière très fugace un souvenir très ancien où il avait mouillé sa culotte à l’école maternelle, sans le dire à personne, et qu’il était rentré à la maison en sentant son urine le brûler entre les jambes au contact du slip avec sa peau. Ce jour là, il sentait la même brûlure au niveau de sa ceinture. Le maillot devait être assez trempé pour l’irriter à cet endroit, pensa-t-il. Un peu plus tard, il fut pris de tremblements de froid. Il regarda le thermomètre posé sur son bureau. Il indiquait 23°, et Giono avait maillot (mouillé), chemise en laine, pull et écharpe autour du cou, et il avait froid. Il en conclut qu’il devait avoir de la fièvre, et il alla dans l’atelier, mit un jeton dans l’appareil de boissons destiné au personnel, et revint dans le bureau avec un thé fumant. Il devait absolument finir les textes sur les nouveaux catalogues, ajuster les dessins, vérifier les photos, pour que tout soit prêt pour lundi matin, de manière à ce qu’il aille directement à Parme voir l’agence de pub et traiter les commandes avant la fin de la journée. Le nouveau catalogue devait être fini avant la foire alimentaire de Parme, qui lui assurait les commandes pour presque le reste de l’année. L’après midi passa ainsi dans le silence. Giono aimait travailler comme ça, sans être dérangé par le téléphone ou par quelqu’un de la production. Il était têtu et ne décrocherait pas de son travail tant qu’il ne serait pas terminé. Mais le thé et les comprimés ne faisaient rien de bon. Vers cinq heures, il se senti mal, faillit tomber en se levant de son fauteuil, et se tint aux murs pour atteindre la porte. Il attendit un peu, retrouva un peu ses esprits, et tenta une nouvelle fois d’appeler Dania, sans succès. Il appela alors son père, chose qu’il détestait faire, pour l’informer qu’il n’allait vraiment pas bien. Son père, avec sa voix rocailleuse et basse lui proposa de venir le chercher, mais Giono refusa. Il promit  de reprendre un peu de force, de boire un autre thé, puis de rentrer.

Une heure après, on vit la porte de la nouvelle usine s’ouvrir. Giono en sortit avec son cartable, pâle comme les pierres de la décoration. Il monta dans sa voiture et partit à petite vitesse.

Giono conduisait de plus en plus lentement. Il entra en ville, suivit l’itinéraire pour aller chez lui comme un robot, appuya sur le bouton de la télécommande du portail, entra la voiture. Il habitait seul dans une petite villa bâtie au milieu d’un jardin d’ornement. Dania n’avait pas voulu qu’il arrache les arbres fruitiers qui étaient là lorsqu’il avait acheté ce terrain, mais personne n’avait ramassé les fruits et  le parfum des pommes tombées donnait un goût acidulé à l’air. Il entra, posa le cartable et s’affala dans le canapé. Le jour était tombé, il faisait sombre dans la pièce. Giono s’endormit presque tout de suite.

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