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-2- Dania (2)

Le silence la réveilla, elle était trempée de sueur, malgré la fraîcheur de sa chambre. Elle se demandait ce qui se passait dans sa tête. Elle n'avait pas faim, plus faim peut être, trop troublée par le songe, trop perdue par ses sens. La nuit était profonde maintenant, les voitures ne passaient plus. Les voisins ne discutaient plus si fort en commentant la télé. Seule la plainte cristalline des crapauds du canal faisait tinter l'air froid de la nuit. Elle repensa encore longtemps à son rêve, longtemps après avoir pris une douche, longtemps après s'être glissée dans son lit froid et solitaire, longtemps après avoir regardé les photos collées sur le mur d'en face, jusqu'à ce que sa nuit la reprenne pour un autre voyage immobile, avec l'assurance qu'elle se réveillera encore pour un autre jour, pour un autre soleil, pour d'autres pluies, avec une espérance inouïe de croire qu'elle marchera vraiment sur les sables des îles, vers cet autre qui le la quittera plus jamais ....
Le réveil sonnait depuis un moment. Dania émergeait d'un sommeil aveugle, abrutie par la fatigue de ne pas avoir assez dormi. La chambre était encore plus démoralisante que les autres jours. Des souliers dans tous les coins, les livres empilés, les chemisiers et les jeans jetés n'importe où .... Elle se leva et ramassa comme une voleuse une culotte qui traînait par terre, mue par une vieille culpabilité héritée de sa mère. Elle s'enferma dans la salle de bain et entama une longue douche brûlante que seuls les coups de poings de sa mère sur la porte lui firent cesser. Elle entendit presque en souriant la phrase mécanique "ça va !!! tu peux sortir ! tu es propre maintenant ! ". Sa mère lui criait cette phrase à travers la porte chaque jour depuis qu'elle était petite, et chaque jour, Dania attendait cette phrase pour fermer le robinet d'eau chaude. Elle savait pourtant très bien qu'elle n'avait pas besoin de laisser couler l'eau chaude sur son corps plus de temps qu'il n'en fallait, mais elle aimait tant sentir le liquide couler sur elle, sur ses cheveux, sa nuque, ses épaules, ses seins, son ventre, en fermant les yeux, le visage au plafond, en ne pensant à rien ... Cette fois ci elle ramassa ses affaires et les mit dans le panier de linge sale. Ce n'était pas courant. Dania était la petite chérie, l’aînée de la famille, et même si sa mère faisait semblant de l'élever à la dure, comme le croient les gens qui ne sont pas d'ici, elle gardait une fausse tendresse pour elle, avec une vraie pudeur de mère, une manière de gronder lorsqu'elle était à table et de pleurer en silence quand elle revenait à la cuisine. Dania mélangeait tout ça dans sa tête en se séchant avec la grande serviette de bain, trop rêche à cause de l'eau calcaire, mais qu'elle aimait à cause de la plage, cette plage où elle avait découvert la séduction et le plaisir de se faire courtiser par un garçon. Elle se regardait dans la glace de la pharmacie, cette glace en 3 vitres, où l'on peut se voir de face et de profil en même temps. elle matait derrière le miroir son corps nu, ses cuisses de sportive, ses épaules dont il restait du bronzage de l'été à cause des filigranes blancs laissés par le fil des soutiens gorge qu'elle avait porté.  Dania se trouvait sensuelle et jolie, surtout quand c'est elle qu'elle voyait dans la glace. Elle se coiffait de la main gauche en tenant ses cheveux de la main droite, comme pour éprouver sa capacité à faire deux choses à la fois. Elle se disait qu'elle devrait passer acheter encore de l'eau oxygénée pour ses cheveux, mais redoutait en même temps de perdre le châtain de sa couleur naturelle. Elle aurait voulu résister à la demande de Giono qui se croyait fier d'avoir une blonde près de lui au café Amari de la place Mazzini à Guastalla, même si elle savait bien qu'elle ne l'était pas, ni dans ses cheveux, ni dans sa tête, mais n'étant pas méchante, elle ne disait rien. De toutes façon, elle n'avait plus le temps d'aller chez Amari, et plus aucun garçon ne lui donnait rendez vous à 5h au bar Ambrosia, tout simplement parce que l'école était finie depuis longtemps.
Elle regarda par la fenêtre de sa chambre les nuages gris qui filaient vers l'Est, et les traits mouillés que la pluie traçaient sur les vitres. Elle opta pour le jean, avec un chemisier sombre en popeline. Elle mettrait sa veste rouge sombre pour avoir chaud jusqu'à l'usine. Le parfum du café de maman (ce café a vraiment une odeur spéciale, et Dania l'avait toujours appelé ainsi) était arrivé jusqu'à la chambre, indiquant que si elle venait en retard, elle partirait encore avec une sensation de culpabilité qui la rendait folle quand elle s'en rendait compte, malheureusement toujours après. Sa mère bougonnait en faisant semblant de faire quelque chose dans le placard de la cuisine, et Dania savait très bien qu'elle lorgnait sur la pendule en se faisant déjà du mouron pour un éventuel retard au travail. Mais Dania avait le temps, elle était rarement en retard, et en plus, le patron de l'usine semblait avoir de la bienveillance pour elle, bien qu'elle n’ait jamais eu l'occasion de la tester. Le nylon crissait sur ses épaules quand elle mit son imperméable, elle embrassa rapidement sa mère et s'enfuit vers l'abri du bus de l'autre coté de la route .
Dania arriva un peu en retard au bureau. Le chef de service n'était pas encore arrivé, comme d'habitude, mais Josetta, sa collègue de la comptabilité avait déjà préparé le café, et il régnait dans les bureaux cette odeur de cuisine du matin qui plaisait beaucoup à Dania. Elle avait pris depuis quelque temps l'habitude d'allumer son ordinateur en arrivant et de charger les messages électroniques. Elle se disait que cela devenait presque une drogue, tellement elle aimait la chasse aux messages. Pendant plusieurs semaines, c'étaient les messages de Barri qui la tenait en laisse à coté de l'écran. Mais il y avait aussi ceux de Giono, son fiancé. Mais lui il lui envoyait des messages plus pratiques, moins poétiques et moins amicaux que ceux de Barri. Le café était chaud, onctueux, avec des parfums de chocolat lorsqu'elle le sentait couler sur le fond de sa langue. Elle tenait la tasse en verre des deux mains et buvait le café avec les yeux clos. ses cils papillonnaient quand elle avalait le liquide, ce qui faisait rigoler Josetta. Josetta avait un rire épouvantable, qui montait dans les aigus et perçait les tympans. Dania se demandait souvent comment cette fille faisait quand elle avait un orgasme. A son avis, tout le quartier devait profiter de ses jouissances ... Giono avait envoyé un message laconique, qui lui ressemblait bien. Il parlait peu déjà quand ils étaient ensemble, ce qui allait aussi à Dania, car elle était assez fermée, mais elle aimait quand même que son "garçon" comme elle disait tout le temps, lui raconte sa vie et surtout ses soirées. Dania n'était pas sotte et elle imaginait que les filles de Mantoue pouvaient aussi bien qu'elle mettre la main sur un beau garçon comme Giono, brun avec des yeux bleus "comme la mer Adriatique", grand et juste assez fort pour la prendre dans ses bras. Le message disait que les banquiers avaient enfin donné l'accord pour son prêt, et qu'il pouvait commencer à chercher des bureaux à louer dans la région. Dania eut un tic dans l'oeil, comme un pincement : "dans la région..." Elle se mit à rêver. Elle allait enfin pouvoir vivre avec lui, rentrer chaque soir "chez eux", partager les repas et pouvoir faire l'amour sans voisins ...  pour l'instant, elle vivait chez ses parents et ils se retrouvaient le dimanche, "comme de vrais fiancés" disait sa mère. Mais Dania avait aussi une solide indépendance, et elle se sentait très bien en jeune femme du 21ème siècle: libre par dessus tout, travailleuse, indépendante, et curieuse de toute la culture que la vie moderne pouvait lui apporter. Dans ses moments de célibataire, à la fois pour éviter les sempiternelles soirées à regarder Rai Uno et ses programmes débiles avec sa mère qui finissait toujours pas s'endormir dans son fauteuil que pour éviter aussi les remontrances de ses vieux parents, décidément largués par le saut inimaginable de générations entre la sienne et la leur, elle s'enfermait dans sa chambre et passait presque des nuits entières sur Internet à lire des documentations les plus variées ou à converser avec des interlocuteurs variés. Barri était son préféré, mais c'était un homme très occupé par ses obligations, et le joindre n'était pas toujours facile.Josetta la regardait du coin de l'oeil quand le patron arriva. C'était un homme maigre et très grand, très distingué aussi, qui avait beaucoup de respect pour ses employés. Dania avait l'impression qu'il lui faisait une révérence à chaque fois qu'il lui disait bonjour, ce qui lui amenait automatiquement un grand sourire aux lèvres, que lui prenait à son tour pour une marque de reconnaissance. Mais Dania était aussi appréciée pour son travail. Elle s'occupait des ventes export, et ses connaissances en Allemand, en Français et en Anglais attirait l'admiration des autres employés.Elle travailla toute la matinée sur le projet de conversion d’un catalogue en Français, allant chercher des idées sur des sites Internet,  remodelant des pages de catalogue. Mais elle était troublée par le courriel de Giono. Elle sentait que quelque chose allait se passer bientôt qui ne serait pas facile. Dania avait pris l’habitude de cette fausse cohabitation, de ces rendez-vous volés où Giono et elle partaient presque furtivement en fin de semaine pour passer une soirée en amoureux, et de temps en temps une nuit chez lui ou dans un hôtel, où se mêlait leur envie commune de tendresse et de sexe. Pendant ses moments là, Dania était dans un autre monde, elle oubliait tout sauf Giono. Puis, le dimanche passant, elle revenait chez ses parents, en sentant quelquefois que cet abandon entre Giono et elle ne ressemblait pas beaucoup à la construction d’une vie à deux. Et ce moment là semblait venir, et il provoquait en elle un vrai désarroi, même si elle était considérée comme une femme à la tête froide et réfléchie….
En rentrant de son travail, Dania trouva un mot sur le guéridon de l’entrée. Un mot plié en deux, avec écrit « pour Dania » dessus. Elle le prit machinalement  et alla poser son cartable dans le petit bureau où elle se réfugiait pour travailler à la maison. C’était un mot griffonné à la hâte par Giono et laissé là en passant. Il disait qu’il passerait la prendre pour l’emmener au cinéma, avec un post scriptum « pas sûr, je crois que je suis malade ». Dania avait l’habitude, Giono avait une santé fragile, sous l’apparence d’un homme fort et beau. Elle détestait ces situations, et elle détestait Giono quand il était malade, elle détestait cette manière de venir la prendre chez elle comme si elle était à son service. Il aurait pu lui téléphoner,  lui envoyer un petit sms gentil avec un baiser posé, comme elle les aimait. Mais rien que ce mot sec et froid, qui sentait le gâchis d’un samedi soir à venir.La maison était vide. Ses parents avaient dû partir aller chercher son petit frère à la gare et en profiter pour faire aussi quelques courses. Elle monta dans la cuisine, trouva le plateau en bois avec son repas que sa mère avait laissé pour elle, mit la télé en marche et alla s’installer sur le canapé pour manger, en prenant soin de récupérer sa serviette de table pour ne pas salir. Sa mère détestait qu’on mange devant la télé, et Dania ferait tout qu’on en sache rien. Les chaînes publiques diffusaient encore des émissions d’après midi, avec des concours, des couleurs et des commentaires insipides. Elle fit défiler les chaînes pour chercher quelque chose de distrayant, et finit par tomber sur le film « la ragazza con l’orecchino di perla ». le film était commencé, elle le prit au moment où Griet demande à  Catharina si elle doit nettoyer les vitres de l’atelier. Dania avait lu le livre, elle l’avait adoré, et comme tout ce qu’elle aimait, elle l’avait lu à petite bouchée, lentement, pour s’en délecter, comme lorsqu’elle suçait une glace au restaurant, comme quand elle aimait Giono quand  il était gentil, pas malade, reposé et qu’il  avait envie d’elle. Elle était fascinée par la qualité des prises de vue. Elle imaginait les scènes comme elles se déroulaient sous ses yeux, avec ce bonheur grisant d’avoir la même vision des choses, le même regard, la même sensibilité que ce qu’avait traduit le metteur en scène. Elle regarda le film jusqu’à la fin, en picorant ce qu’il y avait dans son assiette. La solitude de la maison ne l’effrayait pas, et le silence environnant captait encore plus son attention sur l’écran. Au moment où Griet sortait de la boutique du receleur, elle entendit la voiture arriver. Son frère ouvrit la porte et l’appela d’en bas. Elle était en larmes. Elle s’essuya les yeux avec sa serviette de table,  laissa le générique se dérouler pendant qu’elle allait poser le plateau dans la cuisine en répondant à son frère. « Mais tu as pleuré, neh ? » lui demanda Marcello en prenant l’accent de Milan. « c’est ce film à la télé. Ah ! tu sais comment sont les filles neh ? » Elle reprenait en riant l’accent du nord. Elle embrassa son frère, puis ses parents qui montaient à leur tour. Ils discutèrent un moment du voyage et de la semaine de son frère, puis des courses, puis du programme de la soirée. Dania leur expliqua que Giono viendrait « peut être, peut être pas, vous savez bien comment il est, non ? », et s’il ne venait pas elle irait faire un tour au village, elle avait besoin de distractions. Son père lui sourit comme il sourit toujours quand sa fille  annonce ce qu’elle veut faire. Sa mère lui dit, comme d’habitude, que ce n’était pas raisonnable, mais Dania connaissait cet air là, elle n’y porta pas d’attention. Marcello, après avoir bu un café préparé par sa mère, décida d’aller voir ses copains à Guastalla. Sa mère et son père repartirent pour une réunion de quartier, et Dania resta seule dans sa chambre, avec l’idée d’attendre Giono, ou peut être de l’appeler au téléphone… Elle mit un CD de musique classique. C’était les quatre saisons de Vivaldi.
Dania regardait sa peluche, posée sur son lit fait, avec le couvre lit tendu. C'était une peluche qui avait été autrefois faite à la forme de la souris Jerry, selon le dessin animé américain. Ce qui était sur son lit ne ressemblait plus guère à une souris, mais rappelait plutôt un ourson, de loin. Elle y avait versé presque toutes les larmes de sa vie d'enfant, elle y avait confié tous ses secrets, elle l'avait étreint comme jamais elle n'oserait étreindre un homme, elle lui avait parlé avec des murmures de petite fille, profitant du silence muet de la poupée et du mou de sa consistance pour la serrer contre son cou et s'y endormir. Jerry avait senti depuis sa naissance toutes les odeurs de sa vie, que son cerveau reconnaissait inconsciemment lorsqu'elle le pressait contre elle aux moments de tristesse et de solitude. Il avait senti le lait caillé de sa mère, qu'elle avait régurgité dans ses sommeils de nourrisson, il avait eu aussi l'odeur de maman, celle qui la rassurait dans son sommeil de bébé. Puis Jerry avait dû assumer les fuites de la petite enfance, perdu dans le petit lit à la faveur des sommeils troublés par les orages en été, confondu par les terreurs que provoquaient les grondement du tonnerre dans l'esprit de la petite fille. Jerry avait été lavé, séché, recousu, mais ces odeurs de vie étaient toujours là, et Dania les reconnaissait, sans jamais pouvoir les identifier. Jerry était innabandonnable, Jerry ne pourrait jamais disparaître, pas maintenant, pas tout de suite, pas sans qu'un autre amour plus fort, plus vrai, plus plein, ne puisse remplacer tout ce que Dania avait abandonné dans sa souris. Cet amour là ne pouvait pas émaner  comme cela, avec autant de  constance, autant d'humilité, autant de sérénité, autant de discrétion que Jerry n'avait pu le faire depuis 27 ans.... Il faudrait qu'il soit immense, lointain et proche, fervent et patient, donnant tout et ne réclamant rien, qu'il ne parle jamais, sauf avec les mots et le plaisir que Dania pourrait entendre.... Dania regardait Jerry, elle fut secouée par un tremblement, elle sentait l'émotion l'envahir, comme une vague de froid derrière un mur protégé par le vent. Dans sa chambre, les violons de Vivaldi se mêlaient en une douce mélopée. le deuxième mouvement du concerto 4 en fa mineur. L'hiver des 4 saisons. elle ferma les yeux pour remplir son coeur de tous les sens qui lui traversaient la tête. Elle sentait les larmes couler sur ses joues et descendre dans son cou. Cette sensation la soulageait, elle lui donnait presque une justification à son tourment. Se sentir pleurer était comme une délivrance, l'assurance que le coprs suivait ce que ressent l'âme. Elle se berçait doucement, avec des sensations diverses, les répons des violons, le rêve de l'amour, la douceur presque oubliée de Jerry, ses souvenirs d'enfant, ses siestes sous le soleil d'Italie, la tendresse de l'épaule amie, les murmures de couloir dans l'école quand elle était petite écolière, les gouttes de pluie au printemps qu'elle regardait couler le long de la vitre de la cuisine, le brouillard des hivers où elle marchait à tâtons en appelant son frère pour ne pas le perdre et ne pas se  perdre......
 

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