Les dunes sont froides le matin sur les berges du lac de Tibériade. Les pécheurs sont partis avant l'aube ramasser les filets, et un homme attend sur la grève. Le soleil se lance dans la brume, la transperce en rayons flamboyants, puis éclate sur les collines avoisinantes. Les barques rentrent, au rythme scandé des rames qui plongent dans l'eau calme, puis abordent le sable en un chuintement discret. Les pécheurs débarquent en silence, gestes mécaniques d'hommes épuisés. Inquiets tour à tour, ils se tournent vers cet étranger qui attend, le visage paisible, et qui les regarde comme jamais personne ne les avait regardés. Trois années plus tard, à Jérusalem, les pécheurs du lac de Tibériade se rappellent qu'ils avaient abandonné leurs seules richesses, leur filet de lin et leur barque, pour suivre celui qui leur avait dit de les suivre, sans autre promesse, sinon de parler chaque jour de l'Esprit, se disant lui-même Fils d'Eloim, Celui qui n'a pas de nom, Celui qui est le début et la fin, proclamant dans la Judée et la Samarie que les putains et les fous seraint servis les premiers au festin de la Vie Eternelle. Ils se rappellent les injures des pharisiens, bourgeois religieux et austères, serviteurs méticuleux du Temple. Là, devant eux, leur Maître subit l'interrogatoire des sbires de l'occupant romain. Il ne dit rien de plus que ce qu'ils ont appris pendant ces trois années, inlassablement, avec dans les yeux la même détermination tranquille, semblant ignorer les coups de trique, les crachats puants, les ronces d'aubépine enfoncées dans la peau de son crâne, les railleries des ignorants. Ils savent qu'il va mourir bientôt et ils ont peur.... Mille ans plus tard, entre les murailles sèches d'un village de montagne, un homme sombre, au nez rond, portant une natte de cheveux blanchis par l'âge, portant un simple pagne de tissu grossièrement construit, les jambes repliées en tailleur, maigre ascète aux yeux doux, décrit avec ses doigts sur le visage d'un enfant aveugle des dessins magiques. Il arrête son index sur un point situé entre les yeux, au-dessus, plus précisément entre les sourcils. Il marque de son ongle la peau dorée, puis, d'un geste délicat, prend la goutte de teinture rouge de son écuelle et imprime un rond parfait sur le bas du front de l'enfant. Puis il commence une longue mélopée en forme d'histoire. Il est question du troisième oeil, celui par lequel entre l'Esprit du Maître du Monde, Force des forces, libérateur des tourments, consolateur magnanime des souffrances des hommes... L'enfant somnole, assis en tailleur en face du vieillard. Des larmes coulent sur ses joues et brillent de l'éclat de la lumière du jour qui entre dans la masure... Dehors, les parents attendent, sûrs de leur choix, avide de voir l'enfant ressortir sans tendre les mains à tâtons, trouvant presque normal que la guérison soit venue, confiance aveugle d'aveugles dans l'au delà. Quatre millénaires ont passé. Les hommes ont progressé vers leurs autosatisfactions, apportant heure après heure de nouvelles théories sur les autres preuves de tout, justifiant du possible et de l'impossible, communiquant même sans paroles d'un bout à l'autre de la planète, sans un mot, sans un geste des mâchoires ou de la langue, sans expression du corps à un autre corps, envoyant par une fenêtre de l'intérieur des mots égrenés du bout de leurs doigts vers un inconnu improbable, à peine imaginé, ne sachant rien de lui, sinon la trace de ses mots sur une autre fenêtre, mots induits des sens de l'histoire de l'autre, de la vie de l'autre, de la Force de l'autre. Certains ont mis un nom sur l'Esprit. Ils l'appellent "Dieu", "la Force", "Celui qui n'a pas de nom".... Les hommes ont depuis longtemps mis une confusion entre l'amour des autres, issu de "l'Esprit", et l'amour de soi, issu de soi. Ils ont mélangé la fraternité avec le copinage, le respect de la vie avec la fornication, le sens de la terre avec l'individualisme, oubliant que la plupart des "autres" habitants de la planète Terre n'ont pas de fenêtre intérieure dans leur taudis, qu'ils ne savent pas former des mots avec leurs doigts en appuyant sur des petits carrés pleins de signes inconnus. Ils n'ont même pas de bougie à brûler pour deviner le visage des enfants qui somnolent dans un coin, et demain, ils chercheront encore dans les yeux des passants de la ville ce geste de fraternité recherchée et pure, rare, forte, de la puissance des âmes qui parcourent l'univers pour y connaître l'Inconnu. Ce geste qui passe par le regard, qui transperce ce point de perception depuis longtemps reconnu par les sages Asiatiques, placé entre les sourcils, à l'endroit où la Paix entre dans les coeurs, là où se manifeste l'Esprit.... Le baiser enfin, marque puissante et ancienne de reconnaissance de l'autre, attouchement furtif des corps et des visages, marque de la fraternité vraie, marque de la pureté des sens, du don à l'autre de soi, pour accepter la sensation ancestrale des lèvres, premiers instruments de reconnaissance du corps, baiser donné ou reçu comme un don de l'Esprit, quand celui qui le donne est un pauvre, et celui qui le reçoit est un ange. Baiser de prière muette, consolation mille fois renouvelée dans l'imaginaire de ceux qui meurent du manque d'amour, de ceux qui crèvent de ne pas être embrassés par les autres, acteurs passifs des turpidités de la violence des sens, aveugles injurieux de leur propre cécité, qui fondraient en larmes en reconnaissant enfin la douceur de cette paix venue de l'Esprit...
©Pablo Robinson-07/2005