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Jamillah

Le poste radio du taxi des années quarante distille la voix chatoyante d'une inconnue, en forme de trilles aigües et érotiques, forme secréte de séduction que les femmes sémites possédent, et qu'elles doivent peut-être à l'antique manière qu'elles ont de regarder les hommes avant qu'ils ne les courtisent...

Le village est bientôt traversé, semé de chaos. La guerre est toujours là, soit qu'elle soit donnée, soit qu'elle soit subie. Nouveau poste de contrôle, tenu par de nouveaux gardes, suspicieux d'abord, respectueux ensuite, après que l'interpréte ait répété pour la millième fois depuis ce matin le mot magique de ma profession: "moendiss". Les ingénieurs sont respectés comme des demi-dieux, s'ils ne sont pas juifs, ni espions, ni Kurdes. Le tacot repart, vieille Mercedés de 1941, rafistolée avec n'importe quoi qui fait qu'elle marche encore, avec un chauffeur qui ne voit rien, qui n'entend rien, qui ne sait rien, mais qui informe les services secrets de nos moindres faits et gestes... Nous avons quitté Kirkouk, ville magique, fantôme vivant de l'ancienne Ninive, qui étale ses remparts bibliques face au soleil couchant, bordés d'eucalyptus de la couleur des armes, mi brun mi vert, taches de couleur sur le désert qui rôde alentour.

La route suit la rivière. Elle grimpe autour des montagnes et nous en fait faire les tours et les détours. Les heures passent à monter des cols en quatrième, à faire cliqueter les soupapes comme des castagnettes, sans que notre chauffeur aveugle sourd et muet ne soulève un sourcil . L'interprète, un Algérien de mon âge, s'est endormi sur l'épaule du chauffeur. Il est barbu comme un vrai Musulman, mais il boit de l'arak comme un trou aux haltes du soir, dans les hotels vides du gouvernement, seuls endroits où nous avons le droit de dormir entre deux trajets à travers le désert.

Bientôt l'air change et devient humide. La nature se met à respirer, les arbres à pousser. La rivière n'est plus qu'un torrent, et, le nez dans la portière, j'aspire les parfums de rose et de jasmin lorsque la voiture passe dans un hameau. Les barraques de terre qui bordent la piste sont vides, vidées de la vie, vidées par les armes, et les Kurdes que nous croisons sont des vieillards et des enfants. Quelques femmes en fichus multicolores accrochent sur leur hanche des moutards morveux en poussant des moutons pour libérer la route. Elles se taisent, elles savent qu'il est interdit de parler aux étrangers. Pourtant , au passage, le coin de leurs lèvres se retrousse et un sourire apparaît lorsque ma main laisse tomber quelques cigarettes sur le gravier, qu'elles ramassent l'air de rien, solidarité futile du silence et de l'instant.

Sarsang, village perdu dans les pieds occidentaux du lointain himalaya, dont personne ne sait s'il est d'irak, de turquie ou d'iran, mais qui est kurde depuis des siècles. Le boulanger plaque ses galettes dans son four de fortune, et le Père Jean, en français impeccable, m'accueille dans son église orthodoxe. Devant mon étonnement, il m'explique qu'il a fait ses études à Paris, et lorsque les femmes du village, qui nettoient l'église, se mettent à chanter des airs cyrilliques sur son ordre, il baisse le ton et me dit dans un souffle, comme un code, son appartenance à...

Et le boulanger, plus tard, nous apporte dans l'hotel vide ses galettes de froment, chaudes et craquantes, en nous précisant que sa fille viendra préparer les chambres, mais que son pétrin est plein de grenades, et qu'il espère que nous avons compris qu'il s'en servira si sa fille se plaint... L'interprête traduit à demi mots ce patois de turc et d'arabe, pendant que le serveur de l'hotel, copie conforme du sergent Garcia, rit à bouche déployée en montrant ses dents noircies par les vilaines cigarettes égyptiennes. Il rit encore avec son "labane makou" qui nous annonce qu'aujourd'hui non plus il n'y aura pas de yaourt, seule boisson raisonnable entre l'arak et l'eau croupie dans ce pays grandiose peuplé de rois et de fous.

D'autres étrangers sont venus me rejoindre, pour construire la route que je trace avec effort dans la neige naissante, pendant que Jamillah tient les piquets rouges et blancs entre ses bras. Elle est engoncée dans son manteau typique, fait de morceaux de tissus en un grand patchwork multicolore, avec ses cheveux blonds qui débordent du foulard, ses yeux droits et verts, innocents et durs sur son visage rougi par le froid, ni beau ni laid, mais tellement rassurant pour un homme seul depuis tant de mois. Les hommes du pays sont morts, déportés ou au maquis, et ceux qui restent sont otages des hommes du sud pour nourir le village, avec du pain et des prières. Il ne reste que les femmes et les enfants pour faire les travaux. Elles sont femmes de montagne, rudes, rèches, riant bravement à des histoires salées que les gardiens de l'hotel leur lancent de loin, portées par l'écho de la montagne et la neige. Mais Jamillah ne dit rien. Elle reste derriére moi silencieuse et tétue, scrutant mon regard lorsque je la regarde, sans autre expression que de tendre le prochain piquet, me regarder viser un sommet de montagne, rabattre mes angles, mesurer les distances, et marmonner mes formules de calcul comme des rites magiques, planter dans le sol gelé mes morceaux de bois, comme des incantations funestes qu'elle ne comprend pas. Jamillah n'est ni femme ni enfant. Ses formes cachées par le pantalon et son manteau font mentir la candeur de sa bouche et l'innocence de ses yeux, et son père boulanger ne dit rien autrement qu'avec des menaces, tellement que l'interprète en a peur.

Au fil des jours, entre mon chauffeur de taxi-gardien-sourd -muet-aveugle et Jamillah qui ne dit rien, je me sens moine ouvrier, et je m'enferme à mon tour dans ce mutisme particulier de l'ascèse des montagnes, appréciant jour après jour la force du silence. Jamillah est sourde, et muette, et tout à coup je comprends les grenades du père, ses jurons et son poing qui se lève si quelque chose arrive à sa fille.

Un matin, Jamillah n'est plus venue, comme si elle n'avait jamais existé. Le jour suivant, un chauffeur d'engin a fui le chantier. Et j'ai appris quelques semaines plus tard que le boulanger voulait le tuer avec ses grenades. Revenu à Bagdad pour une histoire de plans à terminer, j'ai vu arriver dans ma chambre, à deux heures du matin, le chauffeur ensanglanté, me suppliant de le cacher et de le renvoyer au pays par le premier avion. Fuyant la colère du père après avoir voulu abuser de sa fille, il avait été dénoncé par le chauffeur de taxi, arrêté, emprisonné, battu, et s'était évadé dans un pays en guerre, en étant à peu près sûr d'être recherché comme un espion.

Et moi, qui avais aimé Jamillah comme une soeur pendant toutes ces semaines, qui avais senti par son silence mille paroles indicibles, mille aveux inconnus, je devais à présent aider son bourreau...

Je suis arrivé à Paris le lendemain soir, accompagné d'un blessé qui avait la tête cachée dans un pansement, rappatriement sanitaire banal parmi tant d'autres...

Jamillah n'était pas sourde de naissance, ni muette. Les ruines des villages, les carcasses des migs éclatés à flanc de montagne, les absents des maisons aux fenêtres barricadées de vieilles planches difformes, les yeux de Jamillah, les yeux durs et froids de Jamillah, sa bouche fermée qui ne disait rien, jamais, comme une parole immense, comme la clameur d'un peuple, comme un cri perçant dans le froid des arbres nus ravagés par la guerre... Je rêvais d'embrasser Jamillah, par un baiser de frère, sur sa joue froide et mouillée de larmes libérées enfin.

Je rêverai encore mille ans plus tard d'être libéré de mon impuissance d'homme, de mes bras inutiles, de mes lèvres séches et qu'un jour Jamillah...

(c)Pablo Robinson-01/07/2005

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