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L'enfant de Sabra

La frégate aborde à la rade de Beyrouth, sous un soleil de plomb. La ville se montre, impudique, soulevée au-dessus du port, relevée de ses places, de ses tentures tendues sur les terrasses pour garder du soleil les hommes ensommeillés. Au loin, luisante, la montagne, renvoyant dans nos yeux les reflets des fenêtres, les éclats des miroirs, les jets de lumière renvoyés dans le soleil de l'ouest. Perdu dans la ville, je me suis hasardé dans une église sombre, entêtante de l'encens qu'on y brûle, faite de couloirs où l'on butte contre les bancs, à force de ne rien voir après l'aveuglante lumière des rues blanches, des maisons blanches, des venelles blanches... Et puis je me suis assis, écoutant mon souffle dans le silence de prières obscures, calmant les battements de mon coeur, attendant que la lumière apparaisse du noir, que se calme ma machine à vivre. Les yeux fermés, surpris par le calme, revenu par reflexe en d'autres lieux de prière, sans doute à cause du parfum qu'on y avait brûlé, j'ai fini par prier, comme on prie à vingt ans, sans illusions et sans scrupules, avec l'effronterie de la foi lorsqu'elle n'est pas assassinée par d'autres certitudes... Un prêtre est passé près de moi, je l'ai à peine aperçu. Mais il m'a souri comme s'il me connaissait déjà... Et là, sur le parvis, nous nous découvrons, avec la simplicité de ceux de l'aventure, n'ayant rien à offrir qu'une main tendue, un morceau de fromage, un morceau de temps. Déjà nous traversons le temps, nous partons vers le sud, vers la frontière de palestine, pour admirer, entre la mer et le désert, les joyaux d'architecture accumulés là au long des siècles par tous les envahisseurs, certains chacun de mourir pour la bonne foi, celle d'Abraham, celle de Jésus ou celle du Prophète. La route est défoncée soudain, crevée par les bombardements, et un chemin s'est tracé, au fil de la journée, pour contourner les obstacles. Des enfants sont là, armés de fusils d'assaut automatiques presque plus grands qu'eux. Ils nous regardent sans orgueil, las de voir les autos passer, las d'une guerre que je découvre. La voiture cahote dans les trous des tirs de mortiers, elle rejoint une piste sableuse, qui rejoint une autre route, qui repart sur Beyrouth, à travers les quartiers des banlieues, sales, minables de désordre et de misère, mais où les regards croisés ne montrent que dignité et honneur. Elle passe dans une nouvelle ruelle, plus gardée qu'ailleurs. Mon hôte m'explique que c'est le camp de Sabra, où sont réfugiés les palestiniens chassés par les sionistes. Ils vivent là depuis plus de 20 ans, sans autre force que la leur. Une file de femmes et de seaux attend près d'un camion que l'eau soit distribuée. Elles regardent le ciel, s'interrogent sur les risques de nouveaux bombardements, papotent comme si tout était normal, comme si tout était là depuis toujours, les barbelés, la porte du camp gardée par des adolescents maigres et rieurs, les taudis entassés dans la poussière, la piste encombrée de voitures en tous sens, le soleil, la chaleur, les mouches, le soleil, encore la chaleur... Tout a tourné en un instant. Un éclair au loin, un nuage de poussière, puis des gens qui courent, puis le bruit de l'explosion qui arrive comme une vague soudaine, alors que rien n'est compris encore de l'évènement. Nous sortons de la voiture, et nous avançons vers le nuage de poussière, hallucinés l'un et l'autre par l'incompréhension, froids et déterminés comme des robots, ignorant les fuyards qui se ruent contre nous pour s'échapper plus loin. Un enfant est couché près du trou de la bombe. Nous sommes près de lui, nous lui prenons les mains pendant qu'il meurt, ses yeux rivés dans les nôtres, ses yeux jamais oubliés, que j'ai refermés plus tard, après la douleur, fulgurante et inconnue, douleur de colère, douleur d'injustice. L'enfant de Sabra n'avait pas de nom. Je me rappelle avoir vu des miliciens se précipiter sur nous, enlever le corps de la poussière, détacher ses mains des nôtres, nous remercier longuement, des larmes dans les yeux, les leurs comme les nôtres, nous remercier de quoi, au nom de qui, je n'ai jamais su. Le bateau est reparti et je n'ai plus revu le prêtre. Beyrouth est devenue depuis une ville de douleurs, une ville de rage, où le gachis des vies sacrifiées à la bétise ne sera pas comblé par le temps. Il ne resterait comme baume de consolation qu'une berceuse rêvée pour endormir l'enfant de Sabra, qui lui raconterait les odeurs de thé du souk de la place des canons, les fumeurs de kif somnolant aux terrasses des cafés, les parfums de mandarines et d'oranges, les jeux des autres enfants, ceux qui ne font pas la guerre, ceux qui poussent des cerceaux de bois dans les ruelles de la ville, sonore du rire des enfants et des pas des femmes, ombres fières et cachées glissantes au soleil sur les pavés polis par les siècles de marche. Un parmi d'autres. Rien ne console de ce drame, et l'homme qui en rit ne connaît pas sa pauvreté. Pablo

Commentaires

  • de la même écriture qu'Hemmingway ou que St Ex. ça promet....

  • Je dirais aussi Henri de Monfreid ou Thomas Eward Lawrence (d'Arabie).

    Que dire de plus ? Encore !

    Théophile

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