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  • malko ouvrit les yeux (2)

    Il repéra la cafetière que Magda, la vieille gouvernante, avait laissée sur le fourneau d’un autre âge, chaud encore, qui dispersait une odeur acre de charbon consumé. La cuisine était propre, meublée d’étagères avec des rideaux en carreau vichy rouge, d’une commode où étaient rangée la vaisselle, d’un placard en vieux bois clair, enfoncé dans le mur, d’une table à pieds carrés d’allure rectangulaire, avec une éternelle toile cirée sans couleur définie, sur laquelle attendait un bol en porcelaine jaune, une cuillère et un pot de confiture entamé à peine de quelques fraises confites. Et devant, le gros pain coupé en deux, avec le couteau à crans que Malko reconnaissait à la couleur du manche en fausse nacre. C’était celui que sa mère utilisait quand il était petit  pour l’épater en lui coupant de fines tranches de ce pain dense et lourd qu’elle tartinait de compote en semaine et d’un peu de beurre le dimanche.

    Il sourit en prenant le couteau et en se coupant de nouveau une fine tranche de pain. Mais la trame de la mie n’était plus la même, la pâte contenait moins de farine de fève, et la tartine n’était pas aussi jolie que celles de son enfance. Il entreprit d’y coller un peu de confiture, se versa un trait long et noir de café, et déjeuna en silence. Peu à peu, la lumière changea, et de la blancheur blafarde et aveugle, la vitre de l’unique fenêtre de la cuisine  devint plus jaune, plus brillante, et l’ombre d’une branche apparut, avant que finalement, sans doute sur un coup de vent, le brouillard disparut complètement et que l’image du jardin se profilât derrière le rideau. Malko se mit à sourire dans le silence, l’arrivée du soleil le rendait joyeux. Derrière lui, la porte s’ouvrit, et la vieille dame entra, entraînant avec elle l’odeur rance de ses vieux vêtements, le parfum de l’encens rapporté de la messe, et le courant d’air frais de la rue. Ils se saluèrent, s’embrassèrent  du bout des lèvres, du bord de la joue, puis elle rangea sur la paillasse de l’évier les commissions qu’elle rapportait dans un  vieux cabas, tandis que Malko se rasseyait pour finir son café. Il était plus de dix heures, et il ne savait pas ce qu’il allait faire de cette journée dominicale....

    Finalement, après avoir tourné en rond dans la maison et rangé sa chambre, il prit  le vélomoteur que son père avait laissé, et décida d’aller se promener le long du fleuve, en roulant sur les routes de digues. Sa promenade l’emmena vers Guastalla, et il prit la petite route qui menait au bord de l’eau en passant devant le cercle hippique. Le soleil s’était bien levé, et le vent poussait les feuilles mortes en travers de la route. L’air froid faisait pleurer Malko, et ses larmes,  entraînées par la vitesse, glissaient sous le rebord du casque et allaient mouiller ses cheveux. Il s’arrêta au bout de la route, car les crues récentes avaient déposé de la boue, et il ne voulait pas prendre le risque de tomber. Il prit le chemin de halage, en admirant les rayons du soleil se refléter sur les crêtes d’eau, puis en repérant les traces que les animaux avaient laissées dans le limon déposé par le fleuve. Il suivit du regard le passage de hérons qui s’étaient envolés à son approche. Les oiseaux passèrent au-dessus de sa tête, puis firent un virage pour passer sous le grand pont qu’il avait emprunté. Son regard fut attiré par une tache jaune suspendue sous les arcades. Il ne voyait pas bien à cause du soleil, mais il trouva cette tache de couleur incongrue à cet endroit. Il décida de se rapprocher, en suivant le chemin jusque sous l’édifice. Ses chaussures de ville glissaient et il quitta le chemin pour marcher dans les herbes folles du talus de la digue. En s’approchant, il vit que c’était une forme longue, une bande de  tissu ou de papier. Elle était accrochée au bord du parapet et pendait dans le vide, retenue sans doute par un obstacle quelconque. Cette couleur semblait lui rappeler quelque chose, mais il n’arrivait pas à se souvenir. Il n’y avait rien d’autre d’intéressant dans le coin, à part de curieuses cabanes en forme de bateaux, perchées sur la digue et attachées par des câbles rouillés aux peupliers plantés là pour retenir la terre. Malko revint à son vélomoteur. Il était seul, le paysage semblait figé par l’hiver, il n’y avait rien que le ciel, l’eau, la digue. Ce paysage lui rappelait ses lectures d’enfant, à l’école primaire, où il avait appris à lire sur des extraits de Jean-Christophe, le roman de Romain Rolland, lorsque Jean-Christophe racontait ses aventures sur les bords du Rhin, avec les gravures imprimées, qui ressemblaient à ce paysage. Après un dernier regard, il reprit le vélomoteur et se dirigea vers le pont.

    Malko arrêta le moteur là où il pensait avoir vu la tache jaune. Le pont était désert. Une voiture passa en entraînant un courant d’air qui lui coupa le souffle. Il traversa rapidement, passa au-dessus de la balustrade de sécurité, et, en se tenant au garde fou, inspecta le tablier au-dessous de lui. Tout en bas, le torrent grondait avec le bruit amplifié par  l’écho formé par les piles du pont. Il aperçut le tissu. C’était une écharpe jaune. Elle était accrochée par une cornière du garde fou. Il rejoignit l’endroit, se pencha de nouveau, et récupéra l’écharpe. Avant de traverser, il la prit à deux mains, la regarda de nouveau. Il avait vu cette écharpe, sur quelqu’un, c’était sûr. Il décida de la mettre dans sa veste de cuir, puis il rentra à Pomponesco. Le soleil disparaissait déjà derrière les collines, en laissant dans le ciel une longue trace rougeoyante. Il aurait de quoi s’occuper pour la soirée...

     Après avoir récupéré l’écharpe et l’avoir mis autour de son cou, il s’était apprêté à repartir sur le vélomoteur, mais, au moment où il remontait le col de la vieille veste de cuir, il sentit le parfum qui était resté incrusté dans la laine de l’écharpe. Un parfum d’agrume et d’anis, dont le souvenir lui était revenu immédiatement. Cette écharpe était celle de la fille avec laquelle il avait dansé hier soir, samedi ! il avait fait le rapport entre la couleur jaune et le parfum, et le souvenir de la soirée avait réapparu dans sa mémoire presque immédiatement. Les danses, les mots un peu bizarres qu’elle avait prononcés avant qu’ils se quittent…

      Il avait serré encore plus l’écharpe contre son cou et était partit en pédalant pour faire démarrer le vélomoteur. Il trouvait très bizarre que cette écharpe se soit trouvée à cet endroit, et pendant tout le trajet, il n’avait cessé de chercher dans sa mémoire si la fille lui avait donné son nom. L’écharpe était roulée autour de son cou, elle lui protégeait le bas du visage, les deux extrémités pendaient derrière lui et s’envolaient avec la vitesse. Bien qu’il n’ait pas de rétroviseur, Malko avait senti qu’une voiture le suivait. Il voyait les phares qui éclairaient devant lui. Malgré le froid qui était retombé avec la nuit, il avait à plusieurs reprises fait des signes pour que la voiture le double. La route était déserte, dégagée, bordée par les champs de la plaine,  la voiture avait largement la place de passer, et la vitesse trop lente du vélomoteur ne justifiait pas, selon la réflexion que s’était fait Malko, qu’elle reste derrière lui. Il se demandait si ce n’était pas encore un vieux pépé qui rentrait de sa promenade du dimanche. D’un coup, il entendit le véhicule lancer le moteur, et commencer à le doubler. Il n’eut pas le temps de comprendre ce qui arrivait. Le véhicule vint à sa hauteur, il vit nettement le passager le regarder attentivement, puis la voiture fit une embardée vers la droite, frappant le guidon du vieux vélomoteur. Déséquilibré, Malko ne put rien faire d’autre que lâcher le guidon et se laisser tomber sur le coté de la route, en essayant de se protéger le visage. Il tomba en roulant dans l’herbe du bas coté, et termina sa course en glissant dans le fossé de bordure. L’eau du fossé était glacée et elle envahit tout de suite ses chaussures et son pantalon, provoquant une série de frissons qui tétanisèrent Malko. Il essaya de reprendre ses esprits, sentant qu’il ne souffrait que des écorchures qui lui piquaient les mains. Il rampait pour sortir complètement de l’eau lorsqu’il vit la silhouette d’un homme courir vers lui dans la pénombre de la nuit naissante, avec un peu plus loin, les feux rouges des freins de la voiture. Malko sentit que cet instant devenait très dangereux. L’ombre se rapprochait en marchant doucement, sans se précipiter comme quelqu’un qui vient porter secours. Il était encore à quelques mètres. Malko rampa en arrière, en essayant de se cacher dans les herbes qui bordaient le fossé. L’eau glaciale revint dans ses chaussures, remonta  le long de ses jambes au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans le fossé. Il retint un cri quand elle atteint son slip et mouilla son ventre. L’homme s’était encore approché. Malko distingua quelque chose dans sa main, une forme longue et noire. Il se fit encore plus petit dans les herbes. Une voiture passa, aveuglant alors celui qui semblait le chercher, puis il entendit le coup de freins brusque, un bruit de dérapage, et plus loin une porte qui claquait et un cri de colère. L’homme se retourna, jura dans une langue que Malko ne connaissait pas, puis il courut à la voiture qui semblait l’attendre. Elle partit en faisant patiner les roues sur l’herbe du bas coté pour éviter l’autre voiture qui avait fini sa course au milieu de la route. Malko se releva lentement. Il ne voyait rien d’autre que les feux rouges de la voiture arrêtée et ceux de ses agresseurs qui disparaissait au loin. Il commençait à claquer des dents, tant par le froid qui lui gelait le ventre et les fesses que par réaction à ce qu’il venait de vivre. L’homme qui avait crié appela de son coté. Malko lui répondit. Il vit le faisceau d’une lampe de poche balayer l’air de son coté, puis l’aveugler. Il se protégea avec sa main ensanglantée, en demandant à l’autre de baisser sa lampe. Il marchait à petit pas. Ses chaussures pleines d’eau faisaient des gargouillis à chaque pas. L’homme à la lampe le rejoignit.

  • Malko ouvrit les yeux -1-

    Malko ouvrit les yeux et regarda la fenêtre, et, au-delà, la trace de lumière laiteuse qui diffusait par les rideaux, encore pâle du jour naissant. Il sentait la fraîcheur de la chambre mal chauffée, et la douceur tiède des draps, de son oreiller. Il referma les yeux avec une jouissance contenue de se pelotonner encore dans son lit. La chambre était vieillotte,  les murs étaient couverts d’un papier blanc qui avait été passé à la peinture à l’eau avec un balai, semble-t-il, et cela donnait une fausse allure pastel. La fenêtre fermait mal, il sentait un courant d’air traverser la pièce au-dessus de son visage, et cette sensation lui donnait encore plus de plaisir à s’étaler dans le tiède du lit. La lumière du jour ne changeait pas, et cela l’inquiéta. Il aimait que le soleil finisse par se montrer et trace un rai de lumière franche sur le mur d’en face. C’était alors pour lui le signe du réveil. Mais aujourd’hui, le soleil n’arrivait pas. Il se leva, en posant avec prudence les pieds sur le carrelage froid de la chambre, en remontant le caleçon noir de son kimono. Il avait beau scruter, écarter les rideaux, il ne voyait ni la rue ni la place. Le brouillard avait envahi le village, et il ne distinguait rien.
    Il s’était installé dans la vieille maison de son père, en utilisant une des chambres abandonnées depuis plus de vingt ans. Un méchant interrupteur en porcelaine lui donnait la lumière électrique depuis un abat jour couvert de papier taché de chiures de mouches, et l’ampoule transparente laissait voir le filament incandescent. Cela lui rappelait son enfance, lorsqu’il était tout petit et qu’il regardait une ampoule analogue à celle là, hypnotisé par la lumière au fond de son petit lit à barreaux. Il se souvenait très précisément de cette image, et cela le bouleversait. Il se retourna pour mieux voir ce qui faisait son environnement : le lit fait d’un sommier de planches jaunes et mal dégrossies et d’un matelas ancestral, fait sans doute d’un mélange de crin de cheval et de laine, comme on les faisait au début du vingtième siècle, un lit au fond dur, mais bienfaisant par la chaleur rendue. Les draps étaient encore ceux de l’ancien temps, tissés à la main, lourds et souples, et la couverture avait dû être récupérée à la fin de la guerre, car on pouvait encore lire l’inscription « US RED CROSS » en travers de la trame de laine brune. Près du lit, une table de toilette avec sa vasque en terre émaillée enjolivée de fleurs bleues, et le broc à eau posé à coté. Malko trouvait un certain charme à se débarbouiller là en sortant de son lit, même s’il affectionnait de se doucher en se levant. Mais là, la salle de bain était en bas, et le silence de la maison ne lui donnait pas envie de descendre tout de suite. Il écouta les bruits assourdis par le brouillard. De temps en temps, une voiture passait, en laissant autour d’elle le seul bruit des pneumatiques sur les pavés de la rue, vite avalé par  la cécité laiteuse. Au loin, des sonneries de cloches marquaient au feutré du silence que les églises annonçaient les messes. La gouvernante qui habitait en bas avait déjà dû partir.

    Il finit par se lever avec un soupir, mit la veste du kimono qui lui servait de pyjama, prit ses affaires et sortit pour descendre vers la salle de bains. L’escalier en pierre était gelé, et il descendit sur la pointe des pieds. Une odeur de café froid et de cendres montait par le couloir, en bas. Il ouvrit la porte de la salle d’eau, la referma en bloquant la serrure avec une chaise. Avant de se déshabiller, il fit couler l’eau chaude, qui ne tarda pas à venir, et il commença à remplir le vieux tub en tôle avec un broc en émail jaune. La pièce se remplit rapidement de vapeur, et la température monta assez pour qu’il se sente bien. La fenêtre qui donnait sur la cour avait des rideaux qui avaient dû être blanc un jour, des dentelles de coton à petits points, qui laissaient passer la lueur que le brouillard du dehors voulait bien abandonner à sa vue. Malko  se déshabilla, posa un pied dans l’eau chaude, puis un autre, et commença à s’arroser en prenant la coupole en cuivre qu’il remplissait d’eau et faisait couler sur son visage, puis dans son dos, puis sur ses bras, son corps. Il y avait sur une étagère une savonnette neuve, encore emballée dans du papier soufré. Il tendit le bras, en ouvrit l’emballage et la sentit longuement. Elle avait un parfum où se mêlaient la lavande et l’amande. Il frotta la savonnette sur l’éponge naturelle qu’il avait trouvé en arrivant, et se lava, attentif à regarder le blanc aveugle de la fenêtre, de peur d’être surpris  par un regard de fantôme qui apparaîtrait d’un  coup derrière le carreau. Après s’être frotté et lavé, il refit couler l’eau sur son corps aussi longtemps qu’elle était encore tiède. La chaleur de son corps provoquait des volutes de vapeur par-dessus la chair de poule que provoquait le froid de la pièce. Il sortit du tub, jeta la grande serviette au sol sous la glace, et entreprit de se regarder du haut en bas. Toujours nu, il se brossa les dents en continuant à se regarder, indifférent maintenant à l’air glacé de la salle d’eau, au mouvement de son corps qui accompagnait le mouvement de son bras et de la brosse à dent. Il avait vu dans un film américain, « Platoon », croyait-il se souvenir, qu’il fallait brosser ses dents pendant au moins trois minutes pour que le fluor puisse pénétrer dans l’émail et durcir les dents. Alors Malko se lavait les dents en lorgnant de temps en temps sur la montre qu’il avait posé sur la tablette en marbre de la salle de bains. Lorsqu’il eut fini son manège, il se coiffa, en prenant soin de rabattre ses cheveux en arrière, puis il s’habilla sans hâte, se chaussa en forçant dans ses chaussures, qu’il détestait délacer. La pièce sentait maintenant la lavande, les murs et les vitres ruisselaient de vapeur condensée. Il ouvrit la porte et monta avec son kimono plié sous le bras, fit son lit et redescendit pour déjeuner.