Il est des anniversaires dont on préfèrerait oublier la date et le nom. Il y a un an, le séisme de Léogâne (véritable épicentre des 35 séismes qui ont secoué Haïti) provoquait la mort d’au moins 300 000 personnes. Les jours qui ont suivi ont donné lieu à une importante manifestation humanitaire, venue de la plupart des pays du monde. L’aéroport de Port au prince est devenu rapidement le salon international de l’aviation de secours et des aides humanitaires, et, là comme ailleurs, les mieux organisés ont rapidement pris le pouvoir, organisant les autorisations d’atterrissage et de décollage, gérant la logistique locale …
Dans un pays où la vie et la mort se côtoient sans cesse, où la soumission aux aléas climatiques et sismiques est affaire divine à laquelle aucune volonté humaine ne voudrait dénier la réalité, il semble que personne n’ose se lever pour tenter d’inverser l’ordre des choses.
Une semaine après le séisme, je faisais une inspection des lieux que je connaissais près le Léogâne : léproserie des sœurs de la sagesse, hôpital, maisons de retraite… tout était détruit. La base avancée des hélicoptères canadiens était à 800 mètres, et les pilotes passaient au-dessus du centre hospitalier pour poser leurs appareils, mais personne n’avait encore vu qu’il y avait un hôpital juste en dessous, et que les malades n’avaient ni électricité, ni nourriture, ni eau… Il est vrai que les urgences étaient si nombreuses, si dispersées, si intenses que personne n’aurait été capable de donner un ordre de priorité ici ou là. Il fallait à longueur de journée chercher les vivants ensevelis, soigner les blessés, nourrir la population, trouver des espaces pour faire des camps, trouver de l’eau, gérer des besoins en énergie, transporter des secours, évacuer les étrangers, évacuer les blessés, opérer, amputer, ensevelir les morts, faire des voies de circulation, déblayer les ruines, construire des abris, trouver des fonds, trouver des spécialistes, les transporter sur place, construire des latrines, gérer la pluie, protéger les orphelins, les loger, les nourrir, trouver des grues, trouver des camions, puis l’essence pour les utiliser, débloquer le port, stocker les arrivages de denrées alimentaires, former des équipes de déblayeurs, leur donner les ordres, loger les équipes de secours, les nourrir, faire la police, distribuer les vivres, organiser les évacuations hors de la ville, informer, piloter, rencontrer, discuter, obtenir, contrôler, trouver des solutions, et recommencer le lendemain. Et rien n’avançait comme il aurait fallu. Les chaînes de décisions étaient rompues, les uns ne prenant les ordres que des autres, et, évidemment, les autres étaient morts, disparus, absents, pas là, pas concernés. Et il fallait multiplier tout ça par le nombre de pays qui voulaient « tout faire », se disant chacun plus fort, plus spécialisé, plus expérimenté. Malgré tout, au sein d’une telle pagaille, les choses ont pris leur allure. Un entrelacs de filières s’est mis en place, des zones ont été attribuées par pays, des spécialisations ont été exploitées avec intelligence, et si des rancoeurs ont pu naître, elles n’étaient pas le fruit d’une volonté de nuire, mais d’un souhait de mieux faire.
Un an après, des cadavres sont toujours enterrés sous les décombres, et les archives nationales dorment dans un conteneur prêté par un mécène. Il n’y a pas assez de grues, de camions, et d’argent pour financer l’énormité des travaux de déblaiement à réaliser. Je connais le dicton : ce que vous faites en une heure à Paris vous demande un jour à Fort de France et une semaine à Port au prince. Il faudrait alors 52 heures pour redresser une ville ? Bien sûr que non. Mais je suis toujours stupéfait de voir que l’on constate toujours plus vite ce qui ne va pas que ce qui a été fait. C’est vrai : il y a tellement à faire, et ce qui a été fait semble si dérisoire ! Alors ? Aurait-il mieux valu ne rien faire, puisque nous en sommes encore là ? Je revois encore la foule des volontaires d’Urgence Caraïbes dans les sous-sols du stade de Fort de France, s’affairer comme des fourmis à trier les dons et faire les palettes qui allaient partir sur le ventôse. Je revois les militaires, organisés comme dans une guerre, structurés en unités, à la chaîne de commandement lisse et docile. Je revois les soldats américains, leurs tentes climatisées, les moyens gigantesques qu’ils utilisaient. Je revois les petites sœurs de Cluny qui partaient à pied chaque matin avec leur sac de médicaments, leurs pansements et leur sourire pour aller soigner dans des endroits improbables des inconnus sortis de la mort dont le seul sourire pouvait récompenser une semaine de travail acharné. Je revois ces gendarmes français qui partaient chaque matin faire la tournée des crèches de la ville, quêtant les besoins, apportant çà et là les petits riens qui dans ces cas-là transforment toute une vie… nous avançons tous à notre petit pas, et chacun d’eux nous apporte la fierté de le rendre utile autour de nous. Je crois qu’il ne faut pas désespérer, la vie en Haïti a déjà repris le dessus, même si ce n’est pas à notre mesure ni au goût de nos habitudes.
J’enrage tout de même lorsque les rouages de la solidarité se grippent pour des raisons de pouvoir, de paperasses ou de priorités. Tout ce qui est fait avec amour doit être prioritaire, parce que tout ce qui est fait avec amour devient sacré. Toujours. Il y a 3 conteneurs de dons envoyés de Martinique qui dorment sous douane à Port au prince depuis 6 mois, faute d’une volonté suffisante pour les sortir et les livrer à la structure qui pourra les distribuer. 3 conteneurs ce n’est rien face à tout ce qu’il faut faire. Mais ces 3 conteneurs sont sacrés pour tous ceux qui ont fait en sorte qu’ils arrivent à bon port. Ils portent l’espoir …