Il faut être dingue ou plein aux as pour avoir une pelouse sur une île tropicale. Il me fallait un matelas de verdure rase où reposer mes yeux le soleil couché… Je passe sur les dizaines de camions qui ont bouché le trou béant qui bordait la maison. Et sur les jours entiers à racler le sol pour en tirer un arrondi parfait, comme le galbe du sein d’une femme. Et l’attente à tourner en rond pour que la pluie vienne : non je déconne. La courbe était là, ratissée et douce, et moi j’étais presque heureux. Evidemment, elle a poussé l’herbe, enfin, les herbes. Les graines de gazon, qui font des pelouses comme sur les magazines, c’est bon pour les magazines, pas pour une pelouse perdue au milieu de l’Atlantique. Donc des herbes ont poussé, comme des anarchistes, en bandes, par paquets. Des avec des feuilles larges, des avec des pousses pointues, des jaunes et des vertes. Un jour, sentant que tout cela était mûr pour une première moisson, j’ai aiguisé ma tondeuse, tiré sur la ficelle, attendu que le ronron se stabilise, et flac ! j’y suis allé. En dessinant un cercle concentrique, laissant ça et là des plantes qui font des fleurs oranges et qu’on appelle ici des oiseaux du paradis. D’un coup je me suis senti puissant, effaçant d’un passage soixante centimètres de verdure poussée, laissant au ras du sol des touffes alignées à la hauteur de la faucheuse, satisfait enfin de me croire capable de dompter la nature, dans cet environnement luxuriant, où les arbres montent comme des flèches de cathédrales, laissant sous eux des frondaisons obscures pleines d’oiseaux, de bruits et de bestioles bizarres. Aujourd’hui c’était jour de tonte, j’avais attendu la fraîcheur sérénale pour monter et descendre ma petite colline de pelouse, domptée depuis longtemps. Dans ma solitude de faucheur, je me sens dominateur, le temps d’une ballade en rond, le temps de croire que je pourrais maîtriser le monde avec une tondeuse géante, mettant tout ce peuple ingrat à l’échelle zéro, donnant à chacun une nouvelle chance de partir au même niveau que les autres. Mais en poussant la machine, je me dit que, comme de tondre l’herbe, ça deviendrait vite ennuyeux. De toute façon, à voir les repousses aux aléas des sécheresses et des pluies, on comprend vite que tyran de pelouse, c’est un boulot idiot, la Nature dictant à tout sa forme de liberté et à chacun celle d’y croître. Pablo Robinson